John Jacob Niles: Go ‘way from my window (1957)

La grâce. J’avais découvert cet artiste, et cette chanson, dans l’extraordinaire documentaire de Martin Scorsese consacré à Bob Dylan, No direction home (2005). Dans l’extrait du reportage, (en lien ici), on peut voir John Jacob Niles interpréter son bijou devant quelques amis, le dulcimer appalachien posé sur les genoux. Dylan profite de l’entretien pour lui rendre hommage; les disques de Niles font partie, selon la légende, de la multitudes d’albums que le jeune Bobby Zimmerman volait à ses amis, et se passait en boucle; se nourrissant en jeune chien fou errant de chansons, d’histoires, de légendes, jusqu’à devenir lui-même un incroyable créateur et un passeur, un Homère des Grandes Plaines, conteur du folklore populaire à travers la tradition musicale américaine.

John Jacob Niles (1892-1980) est de cette même trempe; un collecteur, puis un catalyseur de l’histoire de la musique. Né dans la campagne près de Louisville, Kentucky, près des Appalaches, il s’est très vite intéressé à la mountain music caractéristique de la région. Il commençait à devenir un grand artiste de ce style quand il fut mobilisé en Europe, lors de la Première Guerre mondiale. Sitôt libéré du terrible service sous les ordres, il décida de rester en France, et d’étudier la musique, à Lyon puis à Paris; il s’initia à la musique classique, à l’opéra. Il retourna s’établir aux États-Unis quelques années plus tard, en plein Dust Bowl et pour le reste de sa vie, enrichi d’un bagage exceptionnel et presque unique, qu’il s’employa à marier avec le folklore américain. Et l’un des plus beaux résultats de cette union si rare est cette sublime balade qu’est Go ‘way from my window, écrite d’abord en son adolescence et enregistrée ici en 1957, transformée, magnifiée, vêtue de la plus belle robe d’âme qui soit .

La grâce. Inspiration pour le courant de la nouvelle folk à venir avec Dylan donc, puis Joan Baez et d’autres; ce qui compte donc aussi c’est la richesse de cœur, c’est ce supplément d’âme. Et tant pis si les paroles ne sont peut-être pas si intéressantes, si elles semblent rabâcher; le texte est pour beaucoup posé ici comme un tremplin pour l’expression, pour l’envolée lyrique. Et puis tant mieux si les paroles sont ce qu’elles sont; c’est aussi une revendication de la simplicité du ressenti, de la libération de la plus pure et parfaite émotion. Et je vous le demande, qui d’entre nous y restera insensible?

PS: Je m’étais promis de ne pas évoquer Muse, ou Jeff Buckley, alors je ne dirais rien. Mais je suis toujours à la recherche de ce qui peut ressembler à des racines, des filiations, des héritages, ou voire même des pillages, dans la musique américaine, dans la musique occidentale en général, sans bien sûr tomber dans le piège d’une quelconque prétention “archéologique” de ma part. Si vous détenez quelques trésors secrets que vous seriez ouverts à me faire partager, je serais aux anges! Et je vous remercie d’avance. Mais trêve de galéjades; c’est la chanson qui importe ici, pas ces quelques balivernes!

“Go ‘way from my window
Go ‘way from my door
Go ‘way, way way from my bedside
And bother me no more
And bother me no more

I’ll give you back your letters
I’ll give you back your ring
But I’ll never forget my own true love
As long as songbirds sing
As long as songbirds sing

I go tell all my brothers
Tell all my sisters too
That the reason why my heart is broke
Is on account of you
Is on account of you

Go on your way, be happy
Go on your way and rest
But remember dear, that you are the one
I really gave the best
I really gave the best

Go ‘way from my window
Go ‘way from my door
Go ‘way, way way from my bedside
And bother me no more
And bother me no more
And bother me no more”

johnjacobniles

John Jacob Niles, fin des années 20 (photo Doris Ulmann)

Steve Earle: John Walker’s Blues (2002)

Une superbe balade du grand Steve Earle, parue sur l’album Jerusalem en 2002.

Moins d’un an après l’attaque terroriste du World Trade Center, et l’intervention états-unienne en Afghanistan, Earle revient, à chaud, sur le cas de John Walker Lindh. Né en 1981 à Washington D.C., Lindh a grandi dans une famille middle-class catholique conventionnelle. Enfance sans histoires, amis, études: “just an american boy, raised on MTV“. A 16 ans, ne se reconnaissant peut-être pas dans ce que sa culture lui propose, il se convertit à l’Islam; un an plus tard, il part au Yémen afin d’étudier le Coran dans la langue la plus proche du texte. Il reviendra aux États-Unis, transformé, puis repartira pour le Pakistan, puis l’Afghanistan. Il ne donnera plus de nouvelles à sa famille. En 2001, les tours s’effondrent, et nous sommes tous spectateurs de l’horreur de cet événement dramatique. Des troupes américaines sont rapidement déployées en Afghanistan. Le 25 novembre 2001, un contingent capture quelques talibans dans la province de Takhar. Parmi eux, un jeune américain de 20 ans, John Walker Lindh. Rapatrié aux États-Unis, il sera jugé pour 10 chefs d’accusation (conspiration, aide à des organisations terroristes entre autres), et condamné à un équivalent de 3 vies d’emprisonnement. Il est actuellement incarcéré au pénitencier de Victorville, en Californie.

La découverte de cet “American Taliban”, élevé dans la pure culture occidentale, a grandement choqué l’Amérique. Dans ce climat de peur, d’angoisse, dont nous vivons la continuité, je trouve simplement extraordinaire qu’un artiste comme Steve Earle ait eu le courage d’empoigner un sujet brûlant pour proposer, à travers une réflexion presque intime, une autre vision de ce que l’on juge. Bien sûr, je ne suis pas là pour justifier, ou pour donner mon avis; je suis plutôt là pour la musique. Une folk song qui puisse s’emparer de l’actualité, cela semble rare tant le cliché que l’on se fait de ce “genre” musical parait prisonnier de son passé. Et c’est une folk song d’une si grande beauté, interprétée avec tant d’intensité; la voix chevrote, s’élève, et puissamment s’envole en une prière au vent; les guitares s’électrifient avant d’exploser l’air ambiant en harmonie avec le chanteur; puis cette langue étrange récitant l’inconnu qui termine et conjure le silence. J’en frissonne à chaque écoute.

“I’m just an American boy raised on MTV
And I’ve seen all those kids in the soda pop ads
But none of ’em looked like me
So I started lookin’ around for a light out of the dim
And the first thing I heard that made sense was the word
Of Mohammed, peace be upon him

A shadu la ilaha illa Allah
There is no God but God

If my daddy could see me now chains around my feet
He don’t understand that sometimes
A man has got to fight for what he believes
And I believe God is great, all praise due to him
And if I should die, I’ll rise up to the sky
Just like Jesus, peace be upon him

A shadu la ilaha illa Allah
There is no God but God

We came to fight the jihad and our hearts were pure and strong
As death filled the air, we all offered up prayers
And prepared for our martyrdom
But Allah had some other plan, some secret not revealed
Now they’re draggin’ me back with my head in a sack
To the land of the infidel

A shadu la ilaha illa Allah
A shadu la ilaha illa Allah”

steveearle

Steve Earle, années 2000

Screamin’ Jay Hawkins: Portrait of a man (1972)

Évasion de 4 minutes avec cette complainte blues classique; si l’énergumène auteur du I put a spell on you a rangé l’attirail de ses grognements et autres onomatopées, on retrouve ici le formidable coffre à plein volume de ce superbe chanteur. C’est drôle, j’ai toujours entendu dans les paroles que le narrateur était en train de peindre “in Ohio”; j’imaginais l’artiste isolé dans la campagne, reclus dans l’une de ces fermes rouges que l’on aperçoit  dans certains tableaux de paysages d’Edward Hopper. Et puis je pensais aussi à Jane Birkin, ou peut-être était-ce Adjani, chantant qu’elle est dans un état proche de l’Ohio. Tout cela dans ma tête me semblait parfaitement sensé, et quand j’ai relu les paroles de la chanson d’Hawkins avant des les transcrire ci-dessous, j’étais naïvement très étonné de me rendre compte qu’il disait simplement qu’il peignait “in oil”. Mais finalement, je préfère garder ma version; peut-être qu’il parlait vraiment de l’état de l’Ohio; qui sait? Et qui saura me contredire?

“I am painting in oil,
A portrait of a man

Who has taken all the heart aches,
And all the pain he can stand.
I am using all the colors of blue,

I have here on my stand.
I am painting in oil,
A portrait of a man.

I can tell he is dying.
I see death in his eyes.

Oh yes I know, I know when he’s crying
‘Tis my tears, my tears that he cries.
I am so tired of how he feels inside,
I mix the paint with my hand.
I am painting in oil,
A portrait of a man.

As I paint a wrinkled brow
And hair that is turning grey,

Oh tell me how, how can I paint a smile
And eyes that keep turning away?
I am using all the colors of blue

I have here on my stand.
I am painting in oil,
A portrait and I’m the man.

A portrait and I am the man.”

Sly and the Family Stone: Spaced Cowboy (1971)

Rencontre avec le côté obscur de la funk. Enregistré en 1971, l’album There’s a Riot Goin’ On marque un tournant pour ce groupe de la scène du flower power californien; après quelques galettes de pure énergie soul funky ensoleillées et pleines d’entrain, voici que parait ce joyau sombre, dépressif, oppressant. Si la pochette du disque présente une bannière aux étoiles fleuries, nous découvrons ici l’envers du rêve américain, son verso, sa face cachée. Instruments muselés, et retenus par un son de basse dévorant; voix qui hésitent entre le susurrement fatigué et le cri sur un micro saturé, paroles pessimistes; chaque chanson me semble comme se déployant à l’intérieur d’une bulle opaque anthracite, et comme si toutes étaient enfermées dans les enceintes de l’appareil audio, presque étouffées, avant qu’elles n’éclatent totalement. Je trouve cet album très proche d’un John Wesley Harding de Dylan dans la méthode; un contre-pied aux attentes du public, et un son écrasé, enterré, qui est un feu couvant prêt à tout emporter, en un mélange dangereusement explosif.

“C’est de la Muzak avec le doigt sur la détente. (…) Des voix déploient des mots jusqu’à ce qu’ils soient purgés de leur signification ordinaire, tout comme les guitares, la batterie, la basse, les cuivres et l’orgue réduisent à l’essentiel les clichés sensationnels de la musique précédente. Les habits de superstar tombent un à un, et ce qui reste, d’une manière étrange et moderne, c’est le blues.” – Greil Marcus / Sly Stone: le mythe de Stagerlee (éditions Allia, 2000)

Je reviendrai bientôt sur ce superbe ouvrage de Marcus, grand connaisseur de la musique populaire américaine, que je vous invite déjà à découvrir toutes affaires cessantes. En attendant je me repasse cette chanson si étrange de Sly, ce Spaced Cowboy halluciné et complètement sous acide, envoyé sur une lune faite de poudre blanche dont il ne reviendra pas. J’adore le yodel country, et s’il y a de l’ironie ici dans le chant je pense que c’est plutôt sur lui-même, alors et déjà détruit par la drogue, que l’artiste pointe le canon de son peacemaker. Je l’entends d’ailleurs rugir des Let it be en ses paroles déstructurées: ainsi soit-il, laisse tomber. Pourtant la patine roots du country-blues, peut-être justement grâce au dénuement de l’orchestration, s’y trouve parfaitement mise en valeur. Quelques albums ont succédé au Riot, mais Sly Stone, qui avait l’envergure d’un Prince, et que je préfère à Prince, ne s’est jamais réellement remis de ce bad trip. Je crois qu’il est toujours vivant, apparaissant parfois comme un spectre, où on ne l’attend pas, pour quelques instants irréels et déroutants, puis retournant en cette ombre profonde, ou cette lune invisible à nos yeux, en un lieu où il s’est peut-être trouvé un abri.

“I can say it more than once
‘Cause I’m thinking twice as fast
Yodel-ayde-a
Everything I like is nice
That’s why I try to have it twice
Yodel-ayde-a

Well once I saw a bore,
Who was a social whore
Yodel-ayde-a
And they said I had a limp
And then they tried to pass around I was a pimp
Yodel-ayde-a

Was on my last leg
I couldn’t even borrow my friend’s extra peg at all
Yodel-ayde-a
Once I turned red
And it looked funny in the head
Yodel-ayde-a”

sly1

 

Sly Stone, années 70

Bruce Springsteen: The River (live 1980)

Poésie du prolétariat américain. Un tout grand morceau de bravoure du Boss, que j’écoute comme je lis les nouvelles de Raymond Carver. Le texte de cette chanson pourrait figurer en un recueil de poèmes, ou de nouvelles, du grand écrivain de Yakima, état de Washington; un style “minimaliste” comme décrit pour Carver, et au-delà de ça une profondeur de sentiment, écrin de la vie quotidienne autour du noyau en fusion prêt à exploser d’un narrateur écrasé par la vie. Lisons Carver, c’est magnifique; et écoutons cette chanson; laissons les digues de la rivière exploser en amont et laissons-nous porter le long du courant, entrainé, débordé; laissons le cœur pomper, puis irriguer de tant de beauté.

Je viens du fond de la vallée
Où, monsieur, quand vous êtes jeune
On vous amène à vous comporter
Tout comme votre père l’a fait
Moi et Mary nous nous sommes rencontrés au collège
Quand elle avait juste 17 ans
Nous sommes partis de cette vallée
Pour voir au delà si l’herbe était plus verte

Nous sommes descendus à la rivière
Et dans la rivière nous avons plongé
La bas, dans la rivière nous avons plongé

Et là j’ai mis Mary enceinte
Et, mec, ce fut la fin de l’insouciance
Et pour mes 19 ans
J’ai eu une carte du syndicat et une veste de marié
Nous descendîmes au tribunal
Et le juge a tout réglé
Pas de sourires du jour du mariage
Pas de marche dans l’église
Pas de fleurs pas de robes de mariée

Cette nuit là nous descendîmes à la rivière
Et nous plongeâmes dans la rivière
Nous descendîmes la rivière et firent un tour

J’ai trouvé un emploi dans le bâtiment
Dans la compagnie Jonhstown
mais plus tard le travail vint à manquer
A cause de l’économie.
Maintenant, Monsieur, toutes ces choses qui paraissaient si importantes se sont envolées.
Maintenant j’agis comme si je ne me souvenais pas
Mary fait comme si elle n’en avait rien a faire
Mais je nous revois dans la voiture de mon frère nous baladant jusqu’au barrage, son corps humide et bronzé.
Et la nuit je resté allongé éveillé
Et je la serre contre moi juste pour sentir chacun de ses souffles
Maintenant ces souvenirs reviennent pour me hanter
Ils me hantent comme une malédiction
Un rêve est-il un mensonge s’il ne se réalise pas?
Ou est-ce quelque chose de pire qui m’envoie au fond de la rivière
Même si je sais quelle est asséchée
M’envoie au fond de la rivière…
 Au fond de la rivière ma chérie et moi

(traduction de Ael-Du pour http://www.paroles-musique.com)

Bob Dylan: Blind Willie McTell (1983)

Une de mes chansons préférées de Dylan, qui devait figurer sur l’album Infidels de 1983, mais en fut rejetée au motif qu’elle n’était pas “terminée”. On a pu la découvrir en 1991, à la sortie d’un de ces volumes finalement officiels de bootlegs, de chutes de studio ou d’enregistrements pirates repris au catalogue de l’artiste.

Quel superbe jeu de piano, reprenant librement le motif du St-James Infirmary blues. En mode mineur, élégiaque, la musique s’offre parfaitement à l’évocation d’images propres au style d’écriture de Dylan, écriture qui démarre sur une scène observée, et tend à élargir le champ, jusqu’à quelque chose qui dépasse ce cadre. Nouvelle image, à priori sans rapport, qui elle même s’envole et nous échappe, se construit quelque part et rejoint la première. Ainsi de suite, et au fur et à mesure de la chanson, qui peut durer longtemps et qui semblerait infinie, quelque chose d’immense s’est bâti, presque à notre insu tant nous en vivons le présent, et ce n’est que quand le morceau prend fin que nous réalisons le chemin parcouru en sa compagnie. C’est un peu comme ça que je crois appréhender les chansons de Dylan, et son œuvre à travers les décennies. Il y a l’inspiration d’un Rimbaud illuminé; il y a le Beat aussi avec l’idée de cut-up par exemple. Certes, le poète est sans cesse sur les routes. Mais sur la notion d’images saisies, de regard, je renvoie à l’évocation souvent répétée dans ses textes d’un narrateur observant depuis une fenêtre. “Between the windows of the sea”… Fenêtre donnant sur Desolation Row, fenêtre de la chambre du Chelsea Hotel ou autres; l’accroche revient souvent. Ici quelqu’un nous parle alors qu’il observe depuis le carreau de sa chambre du St-James Hotel, situé en une “terre condamnée de la Nouvelle-Orléans jusqu’à Jérusalem”.

Évocation de la terrible histoire de l’esclavage et de la ségrégation, la chanson est aussi un hommage à Blind Willie McTell (1898-1959), pionnier d’un blues de la Géorgie appalachienne mâtinée du son du delta. J’avoue que j’ai découvert ce musicien grâce à Dylan. Et si l’époque n’est bien sûr plus à polémiquer sur les choix artistiques de ce dernier, si le fait de s’être vendu à l’électricité en 1965, d’être passé à l’anti-mode country plus tard, ou d’autres haut-faits bruyants d’alors nous paraissent lointains, voire même des indignations presque absurdes tant ce parcours sans équivalent respire sa propre et indéfectible logique, je retiens aussi de Dylan qu’il est un formidable passeur, autant une mémoire vivante de la musique populaire américaine, un ménestrel,  qu’un créateur unique. Mais fi de mes quelques sottises totalement dispensables! La chanson seule compte. Lancez-là donc un de ces magnifiques soirs de canicule, peut-être trouvez-vous le bon moment où, juste avant qu’elle ne se termine, voilà qu’un gigantesque orage d’été éclate et recouvre la chanson, la noie d’abord, s’en empare et l’emporte dans le vent.

“Seen the arrow on the doorpost
Saying, “This land is condemned
All the way from New Orleans
To Jerusalem”
I traveled through East Texas
Where many martyrs fell
And I know no one can sing the blues
Like Blind Willie McTell

Well, I heard that hoot owl singing
As they were taking down the tents
The stars above the barren trees
Were his only audience
Them charcoal gypsy maidens
Can strut their feathers well
But nobody can sing the blues
Like Blind Willie McTell

See them big plantations burning
Hear the cracking of the whips
Smell that sweet magnolia blooming
See the ghosts of slavery ships
I can hear them tribes a-moaning
Hear that undertaker’s bell
Nobody can sing the blues
Like Blind Willie McTell

There’s a woman by the river
With some fine young handsome man
He’s dressed up like a squire
Bootlegged whiskey in his hand
There’s a chain gang on the highway
I can hear them rebels yell
And I know no one can sing the blues
Like Blind Willie McTell

Well, God is in His heaven
And we all want what’s His
But power and greed and corruptible seed
Seem to be all that there is
I’m gazing out the window
Of the St. James Hotel
And I know no one can sing the blues
Like Blind Willie McTell”

Emmett Miller and his Georgia Crackers: Lovesick Blues (1928)

“L’alchimie de la musique d’Emmett Miller est aussi surprenante aujourd’hui qu’à l’époque où il l’a élaborée. Définissable ni comme country ni comme blues, ni comme jazz ni comme pop, ni comme noire ni comme blanche, mais plutôt comme à la fois l’apogée et la transcendance de ces lignages et d’autres encore, cette alchimie, cette musique, demeure l’une des émanations les plus merveilleuses, le cri primal en vérité, de la chimère aux si nombreux visages et à l’âme unique de tout ce qu’on appelle maintenant musique américaine.” – Nick Tosches (tiré de son livre Blackface)

J’ai découvert Emmett Miller alors que, fasciné par Hank Williams et particulièrement par sa si belle reprise du Lovesick Blues, je remontais allègrement aux sources de cette chanson. C’était l’époque où je n’utilisais pas internet à des fins de recherches documentaires, je n’y avais pas un accès régulier, je n’y allais même jamais. On n’y trouvait pas de wikipedia, très peu d’archives audio ou vidéo, de blogs, de réseaux d’amateurs, de tout ce qui semble être une connexion permanente et un fonds directement accessible de savoir presque inépuisable aujourd’hui. En ce temps d’avant, s’il était peut-être plus difficile d’obtenir des informations ou des archives, il me semble que celles-ci acquéraient en mon cœur un statut de trésor, par leur rareté, voire de totem ou de fétiche à chérir; la découverte prenait des airs d’initiation secrète aussi. La seule photographie alors connue de Robert Johnson, par exemple, m’a fait autant rêvé, peut-être plus même, que tout ce que j’ai pu retrouver par après sur le net. C’était pareil pour la musique. Je parle comme si je me souvenais d’une époque ancienne et archaïque; or j’évoque quelque chose comme l’an 2000! Bref, trêve de radotage idiot; donc j’achetais ou j’empruntais des disques, et je lisais des bouquins. Je suis tombé sur cet auteur merveilleux qu’est Nick Tosches; des polars et des romans noirs impeccables, et des essais d’histoire de la musique de la plus haute érudition, à tomber par terre. Parmi ceux-ci, le livre Blackface – au confluent des voix mortes (éditions Allia, 2003) abordait les rivages inconnus de la vie d’Emmett Miller (1900-1962), et évoquait une époque étrange que j’étais loin d’imaginer. Avec cette biographie, et la compilation des œuvres de Miller que j’avais obtenu, The minstrel man from Georgia, j’avais l’impression d’accoster en les terres du Saint-Graal, ou de quelque chose d’immense, une gigantesque île au trésor.

Les premiers enregistrements de ce classique qu’est Lovesick Blues datent de 1925, puis 1928 avec cette version, tous deux par Emmett Miller. C’était l’époque où les premières maisons de disques proposaient plusieurs catalogues pour des publics différents; et parmi ceux-ci, des répertoires de race records, où figuraient isolés les disques d’artistes afro-américains. Emmett Miller, blanc natif de Géorgie, s’y trouvait pourtant également, pour la raison qu’il exerçait dans un genre particulier et presque oublié de nos jours, le blackface minstrel. Grimé en noir, adoptant l’accent et les balbutiements qu’une partie de ses contemporains prêtaient aux noirs, il faisait la tournée des salles populaires de la région, gravant une poignée de chansons à l’occasion. Mais ce qui pourrait ressembler de prime abord à un pastiche n’en est pas tant un; dans la peau d’un noir peut-être, la voix de Miller, osant s’aventurer en des terrains plus rares, est parfaitement authentique: le sentiment y est, absolu et touchant droit au cœur. Écouter le Lovesick Blues, c’est ressentir le chagrin de la maladie d’amour, transfiguré par la beauté de l’interprétation. Malgré le travail de recherche érudit de Tosches, sa vie reste en grande partie un mystère. Il semble avoir arrêté de se produire dans les années 40; est-ce parce que les temps nouveaux ne toléraient plus ce genre de divertissement? J’imagine. C’est quelque chose de terrible comme histoire, mais les fruits qui en sont nés sont à la base de tout un renouveau de la musique américaine. Emmett Miller, l’homme à la voix de clarinette, est un des premiers à avoir proposé le yodel dans sa musique, inspirant par après Jimmie Rodgers et bien sûr le grand Hank Williams à la fin des années 40. L’orchestre early jazz de Miller était à la pointe de son temps, avec les frères Dorsey pour fers de lance. L’homme était populaire en son époque, mais est depuis tombé, et rapidement, dans un relatif oubli, dans les limbes presque inconscientes de la musique populaire aux États-Unis. Parfois réapparait ce fantôme où on ne l’attend pas, comme en une évocation dans un épisode de Boarwalk Empire par exemple. C’est une musique de fantôme, et c’est ainsi que je l’aborde; aux heures tardives et silencieuses, dans la nuit calme d’un soir de juin, je relance le disque à bas volume, j’embarque en le radeau ivre pour traverser un océan, jusqu’à retrouver une terre secrète et mystérieuse, et je me laisse guider par les voix mortes.

EMMETTMILLER

Emmett Miller, autour des années 30

I’m in love,
I’m in love,
I’m in love with a girl,
That’s what’s the matter with me
I’m in love,
I’m in love, with a beautiful girl,
But she don’t give a darn about me
to make her love me I tried,
How I sighed and I cried
But she just refused
And ever since she’s gone away,
I’ve got those lovesick blues

Got the feeling called the “blue hoo’s,”
since my sweetie said “Good Bye”
Seems I don’t know what to “Do Hoo”
All day long I sit and cry
That last long day we spent alone
I’m yearning for it yet
She thrilled me, filled me,
with a kind of lovin’,
I never will forget, the way she called me sweet daddy”
Twas just a beautiful dream

I hate to think that it’s all over I lost my heart it seems
I got so used to her somehow
But I’m no body’s baby
Now, gee it’s awful when you’re lonesome
and get those lovesick blue-oo-oo-oo-oo’s

Got the feeling called the “blue hoo’s,”
since my sweetie said “Good Bye”
Seems I don’t know what to “Do Hoo”
All day long I sit and cry
That last long day we spent alone
I’m yearning for it yet
She thrilled me, filled me,
with a kind of lovin’,
I never will forget, the way she called me sweet daddy
Twas just a beautiful dream

I hate to think that it’s all over I lost my heart it seems
i got so used to her somehow
But I’m no body’s baby
Now, gee it’s awful when you’re lonesome
and get those lovesick blue-oo-oo-oo-oo’s

King Oliver and his Orchestra: St-James Infirmary (1930)

Lumière tamisée dans le petit salon d’appartement; la nuit dehors est chaude, et plus rien ne circule; ni les passants, ni les autos, ni l’air lourd de la canicule, immense drapé somnolent sur la ville. L’orage n’est pas encore passé, il ne viendra pas ce soir, pas de brise mais un courant électrique continu, qui parfois crépite avec les chants d’insectes, ou au frottement des branches tombantes des arbres alentour. Ici dans la pièce, fauteuil, grand verre de porto et quelques glaçons; le disque tourne dans la chaine stéréo, se mêle quelques secondes au bourdonnement sourd de l’extérieur. Une cloche, une marche dans la nuit; puis une trompette démarre et emplit l’espace, s’échappe par la fenêtre sur les toits. Je me demande soudain où je suis; je croirais me trouver loin, très loin, à Savannah.

Cet enregistrement du St-James Infirmary par King Oliver and his Orchestra date du 28 janvier 1930. Il ne s’agit pas de la première version, ni, de loin, de la dernière, de ce blues dont l’origine parait s’être totalement perdue dans le temps. Quelques racines semblent remonter jusqu’à une chanson traditionnelle anglaise du 18e siècle; depuis les terres britanniques le lien du titre de la chanson pourrait référer à l’hôpital St-James de Londres, ouvert en 1725 (qui a fermé ses portes au 19e siècle). Et pourquoi pas rêver et tendre un pont plus loin, jusqu’au 16e siècle où existait un autre hôpital St-James de Londres, une léproserie. Ainsi, de quoi serait morte l’amour du narrateur de cette complainte? La chanson a donc traversé l’océan, remonté les rivières et les routes d’un autre continent; était-elle encore un temps aussi un précieux et déchirant souvenir des terres que l’on a quittées? Elle est en tout cas restée comme un témoignage universel du sentiment terrible de la perte. Le sentiment de la perte: au travers de la terrible et implacable histoire des hommes aux États-Unis, la St-James Infirmary s’est creusée un chemin, de traverse même; peut-être a-t-on pu l’entendre quelques fois dans les champs où trimaient les esclaves, dans les cases, sur les arrêts portuaires des vapeurs du grand fleuve. Une publicité pour le disque de King Oliver, en 1930 donc, insiste clairement sur l’héritage des chants d’esclaves et revendique cette filiation. Avant la présentation, et donc la modernisation urbaine d’une certaine façon de cette chanson dans une version jazz orchestrale comme celle d’Oliver, elle devait figurer dans un répertoire rural de blues. Elle a même gardé cette définition. Mais loin de moi la prétention de faire de l’archéologie musicale! Quelques petits rêves et images pour accrocher parfois la pensée qui s’envole avec la chanson. C’est un de mes blues préférés, et je le chantonne souvent sans même m’en rendre compte.

C’est donc ma version préférée de St-James Infirmary; pour dire, il y en a des quantités, et le titre est souvent réenregistré. Les deux premiers disques parus, à ma connaissance, sont ceux de Armstrong en 1928 et 1929. Une année plus tard, King Oliver (1885-1938), qui fut un mentor pour Satchmo, présenta son propre pressage. J’adore ces sons de cloches qui dramatisent tant la scène, le chant fantomatique et si triste, désespéré; suivi à sa suite par chaque soliste. Il y a du style, il y a la grandeur classique de l’époque. Vieillie plus facilement que celles d’Armstrong, mais quelle superbe patine le temps a-t-il donné à cette œuvre. Un early jazz, celui d’après les brass-band mais toujours un orchestre, s’avançant vaillamment dans la brume. Oliver, malade déjà et souffrant de problèmes de dentition qui l’empêcheront bientôt de jouer de la trompette, est ici encore à son apogée. Il finira sa vie concierge dans une salle de billard à Savannah, loin des clubs et presque oublié.

Je connaissais la version des Doors, je découvre celle des Animals, de Van Morrrison, voire d’Eddy Mitchell, de Joe Dassin ou de Hugh Laurie… Il y en a finalement pour tous les goûts; et qu’y aura-t-il d’autre encore? Un site répertorie les reprises de St-James Infirmary; les années s’enchainent, les artistes changent, les modes parfois aussi, mais la chanson reste. Je ne comprendrai jamais l’idée de vivre avec son époque.

I went down to St.-James infirmary
Saw my baby there
Stretched out on a long white table
So sweet… so cold… so fair

Let her go… let her go… God bless her
Wherever she may be
She can look this wide world over
She’ll never find a sweet man like me

When I die want you to dress me in straight lace shoes
Boxback coat and stetson hat
Put a twenty dollar gold piece on my watch chain
So the boys’ll know that I died standing pat

Townes van Zandt: Waitin’ Around To Die (live 1976)

Abandonnez tout espoir, vous qui pénétrez ici.
Cette chanson est sortie sur le premier album de Townes van Zandt en 1967, et fut écrite alors qu’il était âgé de 21 ans (“First song I ever wrote”). Sans l’orchestration western de sa version studio, elle se propose ici à nous quelques années plus tard dans le plus pur dénuement , et c’est un joyau extraordinairement noir. La guitare solitaire égrène les accords mineurs d’une ballade déchirante, tandis que la voix brisée puis reconstruite se lance dans ce qui pourrait ressembler à une confession, mais qui n’en est pas une; c’est le témoignage d’une vie gâchée, une vie de violence et d’errance. Abandonné, mais jamais on ne demandera l’absolution; et quel réconfort trouver face à la désolation? Qu’attend-t-on de demain quand à cet âge s’impose déjà le récit d’une si terrible histoire? Le titre même de la chanson, dans son implacable répétition, répond parfaitement à la question. De cet été de l’amour, on en connaissait déjà la face sombre avec les bad trips du Velvet ou de certains Doors; voici que s’avance un homme, contre vents et marées, Stetson et chemise blue jean, bouteille de Jack Daniels dans un coin. Découvrant la biographie de van Zandt, je ne peux que reporter les paroles de la chanson sur  son parcours chaotique; du style troublant de l’artiste à l’impitoyable récit, jaillit alors comme une source dans le désert l’émotion, une émotion authentique.

Ce clip vidéo est tiré du documentaire Heartworn Higways de 1976, consacré à ce qui a été appelé l’Outlaw Country. Même si ce ne fut jamais une école, le style propose comme chefs de file ou inspirateurs, outre van Zandt, Willie Nelson, Steve Earle, voire Johnny Cash. Réfractaires à la Country classique de Nashville, ceux-ci se sont aussi démarqués par les thèmes nouveaux qu’ils ont amenés ou remis d’actualité: déglingue, débauche, drogues ou autres, l’image du parfait cow-boy lone ranger en a pris un sacré coup. On se souviendra du Cocaïne blues de Cash, et des virées en enfer avec Earle, revenant d’entre les morts pour quelques épisodes de la série tv The Wire, y jouant son presque propre rôle. Deux chansons de Townes van Zandt ont été enregistrées ce jour pour  le documentaire, dont Waitin’ around to die; j’ignore où les participants se trouvent (scènes filmées dans le mobile-home de van Zandt à Austin, Texas). Quelques recherches en l’hydre parfois effrayant du net me permettent d’avancer que la femme sur la vidéo se nomme Cindy, alors future seconde femme du chanteur, et que l’homme derrière lui est son ami “Walking Blacksmith” Seymour Washington. Je crois presque l’entendre dire That’s right à un moment donné, et c’est une caution forte de l’histoire; un montage différent du documentaire le montre expliquer qu’il n’a plus jamais touché au whisky. Je ne vais pas en dire trop, car l’image parle d’elle-même; c’est ici que le drap tendu de la chanson se déchire. Retour sur le plan où la main de Cindy enserre celle de l’homme, avec toute la finesse et la pudeur filmée alors dans cet instant, et c’est là que je craque. La charge sensible de la chanson couplée à l’enregistrement vidéo, dans toute leur âpre simplicité apparente, font exploser mes digues intérieures et c’est un torrent d’émotion qui se déverse. Mais je vous conseille de regarder la vidéo plutôt que de lire mes quelques bêtises, sincèrement. Quel moment incroyable que ces quelques plus de deux minutes, voici donc une véritable pépite d’or noire. Intemporelle, une des plus superbes et tragiques ballades que j’ai eu la chance de découvrir.

Sometimes I don’t know where this dirty road is taking me
Sometimes I can’t even see the reason why
I guess I keep on gamblin’, lots of booze and lots of ramblin’
It’s easier than just a-waitin’ ’round to die

One-time friends I had a ma, I even had a pa
He beat her with a belt once cause she cried
She told him to take care of me, she headed down to Tennessee
It’s easier than just a-waitin’ ’round to die

I came of age and found a girl in a Tuscaloosa bar
She cleaned me out and hit it on the sly
I tried to kill the pain, I bought some booze and hopped a train
Seemed easier than just a-waitin’ ’round to die

A friend said he knew where some easy money was
We robbed a man and brother did we fly
The posse caught up with me, drug me back to Tennessee
It’s two long years, just a-waitin’ ’round to die

Now I’m out of prison, I got me a friend at last
He don’t drink or steal or cheat or lie
His name’s codeine, he’s the nicest thing I’ve seen
Together we’re gonna wait around and die

 heartworn highways

Townes van Zandt, 1976

Belton Sutherland: Blues #2 (1978)

Autant m’avouer vaincu, j’ignore totalement qui est Belton Sutherland: pouvez-vous m’aider? Si peu d’archives, une poignée de précieux enregistrements vidéo du fond Alan Lomax, toutes enregistrées à la “Maxwell’s farm near Canton, Mississippi”, le 3 septembre 1978.
Alan Lomax, comme son père avant lui, était un infatigable voyageur ayant parcouru l’entier des Etats-Unis (ainsi que plus tard une grande partie du monde) afin de collecter les différentes traditions musicales, qui sont comme des héritages pour nous; découvreur de Leadbelly à la prison d’Angola, ou de Woody Guthrie pour ne citer qu’eux, la compilation de son travail, au delà du folklore dans toute sa richesse, est un monument gigantesque d’histoire(s). Quel carnet de route, selon quels ouï-dire s’est-il arrêté ce jour en la ferme Maxwell? Je ne trouve aucun enregistrement de Sutherland, même après 1978, aucun site sur cette grande toile du web visité ne mentionne ne serait-ce que les dates laconiques bordant l’espace d’une vie: qui est Belton Sutherland?
Un blues envoûtant, mouvant et sinuant comme un serpent, improvisé et libéré; le style tapé du pied, la corde grave ensorcelante et les petites brassées d’arpèges sinueuses rappellent dans un genre acoustique la patte de John Lee Hooker, lui-même ayant grandi dans cette moiteur du Delta du Mississippi avant de conquérir la ville et l’électricité. D’ailleurs, entendez-vous le chant des cigales en harmonie avec la chanson qui se déploie dans la nuit tiède? La pression s’accélère sur le rythme, qui n’est pas dicté par un métronome mais est le pouls, le cœur du chanteur, c’est ici cela qui dicte le pas. L’effet hypnotique agit: nous sommes devant le porche de la ferme, avec les lucioles et les phalènes, captifs de la musique comme si c’était la seule lumière.
Je ne comprends pas très bien cette langue élégiaque, mais je crois la ressentir; c’est une triste histoire d’amour, de séparation, et de ce sentiment intraduisible qui est le blues. This is the blues. Et quel homme pour nous conter l’histoire, quel style et quelle prestance, l’image est totalement hantée.
Mais trêve de mots; je creuserai pour en savoir plus sur Belton Sutherland; en attendant il ne me reste, pour conjurer le silence, qu’à relancer une fois encore cette sublime vidéo.