Une année à la campagne, de Sue Hubbell

une année à la campagne

Les Ozarks ou la vie dans les bois

“Mes abeilles couvrent deux mille cinq cents kilomètres carrés de terres dont je ne suis pas propriétaire, à la recherche de leur pitance, butinant de fleur en fleur pour lesquelles je ne paye aucune location, volant le nectar, mais en retour pollinisant les plantes. C’est une forme d’agriculture anarchique et paisible, et de gagner ainsi sa vie exerce sur moi un tel attrait par son côté sauvage, erratique, maraudeur qu’il me rend inapte à toute autre méthode, sauf peut-être le cambriolage de banques.”

Sue Hubbell, biologiste de formation et bibliothécaire à l’université Brown de Providence, Rhode Island, a décidé un jour de tout quitter pour s’en aller, accompagnée de son mari Paul et de leur enfant, sillonner le pays afin de trouver un endroit où s’établir au calme, loin des villes, de la frénésie et du tumulte quotidien. C’était à la toute fin des années 1960, en cette époque charnière où le rêve de toute une génération laisserait bientôt la place à un nouveau paysage, en bien des aspects beaucoup plus dur et froid, plus calculé et parfois si fatalement logique, et dont beaucoup ne se reconnaitraient pas. Après plus d’une année d’errance sur les routes, les Hubbell débarquent au Missouri, et visitent la région des monts Ozarks: d’immenses étendues sauvages de vallées et de collines, des forêts à perte de vue, quelques villages et des petits domaines agricoles isolés – un véritable bijou de paradis pour qui désire se rapprocher de la terre et de la nature, dont ils s’éprennent éperdument. Ils rachètent donc un vieux chalet et son terrain perdu dans les bois; ne possédant alors que quelques connaissances sommaires sur l’art d’entretenir une ferme, ils optent pour la création d’une “ferme d’abeilles”, deviennent apiculteurs et élaborent leur propre miel à la maison, vendant ou troquant aux voisins leur production pour subvenir à leurs besoins. Quelques années après leur installation, leur fils devenu majeur quitte le foyer; plus tard, alors que ce qu’il reste de la vie familiale des Hubbell semble se déliter lentement, Paul quitte Sue, la laissant ainsi seule, sinon entourée de plus de “1 200 000 âmes voletant (…) sur toutes les fleurs dont elles revendiquent la propriété”. Ébranlée par cet enchainement de pertes, elle ne se laissera pourtant pas abattre, et persévérera. Pour les gens du coin, cette femme solitaire et discrète deviendra celle que l’on appellera, avec le respect bourru qu’il se doit parfois à la campagne, la Dame aux Abeilles.

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Les monts Ozarks (photo Steve-O / city-data.com)

Une année à la campagne, rédigé alors que Sue Hubbell vit depuis 12 ans dans sa ferme des Ozarks, se découpe en de courts chapitres réunis sous l’égide des saisons, et glisse tranquillement d’un printemps au suivant. Si le lecteur est d’abord convié à découvrir le quotidien de l’auteure, à travers l’entretien des ruches et de la miellerie, la préparation du nectar, les réparations diverses nécessaires à l’équilibre du chantier mis en place, le récit prend très vite le chemin d’une sorte d’introspection sereine, et c’est presque avec une amie que l’on a l’impression de dialoguer. Hubbell nous raconte ses journées, son travail, ses balades dans les forêts des alentours, et ce qu’elle y voit. Une faune et une flore vivantes, foisonnantes, un équilibre fragile mais tenace, un biotope qu’elle apprend à connaitre et dont elle a pleinement conscience de faire partie; il s’y dessine parfois comme une sorte d’osmose entre elle et le paysage, entre elle et les éléments de ce paysage. Biologiste passionnée, elle est capable de nous parler, après avoir évoqué ses précieuses abeilles, des grenouilles grises arboricoles qui squattent les ruches, des colonies de blattes installées sous ses réserves de bois de chauffe, des araignées qui campent dans les recoins de sa maison, des lynx et coyotes trop discrets que l’on entend parfois chanter le soir; et c’est absolument fascinant. Elle invite parfois son cousin Asher pour quelques discussions au sujet des études que ce dernier tente de poursuivre: il est entomologiste spécialiste des parasites d’oreilles des papillons de nuit… Auriez-vous pensé une fois lire quelques pages sur cette thématique, et vous y intéresser? Et je vous jure qu’on y apprend de ces choses. Ce livre est empli de petites réflexions, de petites visions, observations de systèmes que l’on pourrait percevoir comme micros, comme des microsystèmes, et tendent l’air de rien vers une vision globale prise dans un cycle, celui des saisons et de la nature profonde, jusqu’à finalement nous laisser nous perdre avec l’auteure dans la rêverie et la contemplation. Car ce qui caractérise chaque page de cet ouvrage lumineux, c’est sa propension à susciter l’émerveillement. Si quelques chapitres reviennent sur certains passages difficiles de la vie de Sue Hubbell, et sur cette impression de solitude et d’isolement, il n’y a pourtant jamais d’auto-apitoiement, tout comme il n’y a jamais aucun élément facilement moralisateur, et l’on pourrait penser que la démarche de cette femme forte se rapproche d’une tentative – réussie semble t-il – de trouver un équilibre dans son environnement.

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L’entrée du domaine de Sue Hubbell (Photo Scott Laurent / Wild Missouri)

On quitte difficilement un si beau livre, d’autant plus que c’est le seul de cette auteure traduit en français, mais c’est assurément un livre que l’on relira. C’est un de ces rares bouquins qui offrent la place de s’y constituer un petit jardin secret, et c’est autant un bol d’air frais qu’une petite machine artisanale propre à affuter les sens; on en sort d’ailleurs un peu différent, avec l’envie d’être plus ouvert, plus sensible, c’est une vraie merveille. Est-ce aussi un petit secret? Il m’avait malheureusement échappé pendant trop longtemps, jusqu’à ce que ma sœur ne me l’offre, par l’intermédiaire d’une amie. C’est peut-être exactement de ce genre d’ouvrage qu’il s’agit: un livre que l’on se passe de main en main, d’ami en ami. Un bonheur à partager.

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Sue Hubbell (date et photographe inconnus de moi)

Une année à la campagne; vivre les questions (A country year; living the questions – 1983)

Sue Hubbell / Editions Gallimard, 1988; Editions Folio poche, 1994

Traduit par Janine Hérisson

These days – Nico (1967) – une très belle balade élégiaque.

I’ve been out walking
I don’t do too much talking
These days, these days.
These days I seem to think a lot
About the things that I forgot to do
And all the times I had the chance to.

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