Kentucky straight, de Chris Offutt

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Le pays que personne ne visite

Il faudra un peu plus qu’une gourde d’eau pour aborder les hills où l’auteur nous convie, à travers ce remarquable recueil de nouvelles. Il faudra sortir la bouteille de bourbon sec , et s’imprégner lentement de l’atmosphère, afin de véritablement sentir et goûter la terre, en ces collines écrasées par un ciel si lourd, où tout semble faire barrage et retenir l’âme. Nous sommes bientôt prisonniers du lieu, et nous pouvons chercher longtemps sur la carte sans jamais trouver de repères. Le bourg de Rocksalt est si petit qu’il ne s’y trouve pas; les crêtes qui pointent aux alentours portent pour certaines des noms que seuls les autochtones connaissent: Bobcat Hollow, Shawnee Rock, et les goulets ou les rivières ne sont jamais nommés. Et puis il y a Lex quelque part; Lexington, la capitale de l’état, mais c’est si loin que l’on n’y va jamais. Bienvenue dans le pays que personne ne visite, bienvenue dans les montagnes appalachiennes du Kentucky.

“Vous pouvez pas en vouloir aux montagnes pour ce qui se passe dedans. Y en a qui s’en prennent à Dieu, mais je pense pas qu’il se fasse beaucoup de mouron pour ce qui arrive par ici.

Nous nous retrouvons au sein d’une petite communauté de mineurs établis dans le village de Rocksalt ou aux abords, dans des bicoques et des cabanes. Ceux qui ne travaillent plus survivent en cultivant des terrains pauvres, en chassant le menu gibier, ou en établissant des petits trafics de marijuana. Ici on quitte l’école au primaire et puis on se débrouille; aucun des programmes d’aide au développement de l’état n’est d’ailleurs pris en compte par ces gens autant fiers que conscients de ce qu’est la fatalité. Aucun espoir de s’en aller, et de toute manière, pour aller où? Vu de ces montagnes, le monde parait s’effondrer au delà des dernières crêtes; l’ailleurs n’existe même pas. Si quelques rares éléments, tels des pick-up ou des transistors, proposent de situer l’époque dans la seconde moitié du vingtième siècle, nous pourrions aussi bien imaginer y voir le temps des colons, celui de la communauté originelle, tant le sentiment d’isolement y est ressenti, ainsi que cette sécheresse et cette violence latente d’avant l’ère du vernis de la civilisation. Ici donc on fait son whisky de contrebande, on flingue un clébard qui n’est plus bon à la chasse, on laisse sa sœur se vendre à tous car elle n’est bonne qu’à ça, on peut tuer aussi pour un peu d’argent perdu au poker. Les femmes tiennent de petits rôles; elles sont surtout employées à tenir le foyer, et n’auront pas grand chose à dire, si ce n’est, à l’image du personnage de Beth rencontré dans une nouvelle, qu’elles peuvent parfois apporter un peu de sécurité et de sérénité face à la tension constamment ressentie. Le spirituel, qui serait aussi un moyen d’évasion, est le prétexte à ouvrir le champ sur l’idée d’une terre de superstitions: il y a des âmes en peine qui errent dans les hills; certains lieux sont tabous, maudits pour des générations. Et l’on se demande si le pays que nous traversons n’est pas lui-même une sorte de purgatoire de l’histoire des États-Unis.

house

Le livre se découpe en neuf courtes nouvelles. Dans une langue âpre et rude, Chris Offutt nous propose de suivre quelques habitants de la région, à travers de courts instants vécus. Il y a le jeune Junior qui tentera de passer un examen scolaire, peut-être en vain; Fenton et sa partie de cartes dans un fumoir perdu au milieu des bois qui tournera au désastre; il y a aussi Everett, qui après une dernière soirée passée au seul bar du bled prendra une route différente de celle de ses habitudes, et qui l’emmènera dieu sait où. Beaucoup de sécheresse dans la narration, et des dialogues ciselés d’une façon très brute, mais beaucoup d’empathie pour les personnages; je crois que Chris Offutt a grandi dans un lieu proche de ce qu’il décrit, et certains passages proposeraient donc un aperçu autobiographique. Il a d’ailleurs publié d’autres ouvrages qui sont annoncés comme des mémoires, et qui restent dans la même veine que ce recueil de nouvelles. Je pense que l’auteur peut être rapproché, dans cette manière d’écrire sur l’isolement dans les grands espaces, et cette façon de déployer une atmosphère teintée de lumière grise, de quelques écrivains comme Cormac McCarthy (sans les envolées lyriques et bibliques), ou Ron Rash. Je reste impressionné par le ton du livre, qui claque et qui fouette bien comme il faut.

“Personne sur ce flanc de colline a jamais fini le secondaire. Par ici on juge un homme à sa façon de faire, pas au gingin qu’il est supposé avoir. Je chasse pas, pêche pas, travaille pas. Les voisins disent que je pense trop. Il disent que je suis comme mon père et Maman a peur qu’ils aient peut-être raison.

Quand j’étais petit on avait un chien à pister les ratons qui s’est collé dans un putois et ensuite a eu le toupet d’aller se fourrer sous le plancher du porche. Il pleurnichait là dans le noir et refusait de sortir. Dad lui a collé un coup de fusil. Il en puait pas moins pour autant, mais Dad lui il se sentait mieux. Il a dit à maman qu’un chien qui sait pas faire la différence entre un raton laveur et un putois, faut l’abattre.

“N’empêche qu’il est toujours sous le porche”, qu’elle a fait Maman.”

Ambiance Deliverance propre en ordre dans le milieu de ce que l’on appelle les rednecks, et ce supplément d’âme qu’offre Offutt avec des personnages qu’il affectionne et qui sont les siens; un grand livre pour découvrir un monde perdu au milieu d’une nation que l’on croit bien connaitre et qui n’en finit pas, avec ses multiples mondes perdus, de nous réserver des mystères. je vous conseille fortement de vous rendre dans ce pays que personne ne visite.

“Kentucky straight” (Kentucky straight – 1992)

Chris Offutt / Editions Gallimard, 1998

Le Wayfaring stranger de Cash (Solitary man, 2000), ticket d’entrée pour le Kentucky staight; il suffit de suivre la piste.

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