La route, de Cormac McCarthy

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Of our elaborate plans, the end.

“À la première lueur grise il se leva et laissa le petit dormir et alla sur la route et s’accroupit, scrutant le pays vers le sud. Nu, silencieux, impie. Il pensait qu’on devait être en octobre mais il n’en était pas certain. Il y avait des années qu’il ne tenait plus de calendrier. Ils allaient vers le sud. Il n’y aurait pas moyen de survivre un autre hiver par ici.”

Quelques années après une gigantesque catastrophe dont nous ne saurons rien, sinon qu’elle a complètement ravagé, et laissé à l’état de cendre et de poussière un monde agonisant, un père et son fils errent sur les routes de ce qui était leur pays et dont il ne reste que la ruine. Soleil disparu, voilé par une brume constante et grise, paysages lunaires aux arbres morts renvoyant l’image d’un crépuscule éternel; nature défunte, éradiquée. Maisons abandonnées, cités de rouille et de restes de bûchers au loin sombrant lentement dans le néant; seule la précieuse carte routière du père rappelle encore à la mémoire ce qui n’est plus, et surtout elle indique la destination vers laquelle tendre, vers laquelle avancer avec si peu d’espoir: rejoindre le sud, la côte du bord de mer. Il faudra quitter le continent livré au chaos et se trouver enfin un abri, un sanctuaire. La route défoncée est longue, et surtout dangereuse; des hordes de pilleurs, des maraudeurs, des tueurs la sillonnent. On entend dire qu’ils chassent parfois les hommes, et qu’ils se nourrissent de leurs proies. Alors que leurs maigres affaires sont entassées dans un caddie de supermarché qu’ils trainent avec eux, quelques boites de conserves et des couvertures sales, le père garde précieusement à portée de main un petit revolver, chargé seulement de deux balles. Si c’est une arme de défense convaincante contre d’éventuels assaillants, celui-ci garde plutôt ses dernières munitions pour un usage extrême: s’ils sont un jour pris au piège et sans issue aucune, ils s’en serviront pour eux-mêmes.

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Nous ne saurons pas ce qui a mené ce monde au bord de son extinction; nous ne connaitrons pas non plus les noms du père et de son fils, qui sont devenus pour nous comme les derniers représentants de cette humanité rendue à sa propre sauvagerie. Pour lutter contre la terreur, contre la barbarie, seul le dialogue qu’ils entretiennent semble apporter encore un sens à leur périple. Ils “portent le feu”, comme le père a appris à son petit, ils conservent et nourrissent ardemment cette flammèche d’espoir, celle de rester du bon côté, de ne pas sombrer totalement vers le mal ambiant qui ronge tout, au contraire semble-t-il des autres rares survivants avalés par le trou noir d’une terre désolée, dévorant astre mort qui a déjà implosé. L’ombre de la vallée de la mort à traverser, ils gardent pourtant en eux cette foi, celle du père envers sa propre descendance qu’il cherchera à guider, et celle du fils envers celui qu’il considère comme son seul bouclier, sa seule bouée de détresse. Et quand les rôles s’inverseront, à la mesure des forces et de la fragilité de chacun, ce sera toujours par le dialogue que les naufragés trouveront quelque réconfort. Ces quelques instants proposés dans le texte seront d’ailleurs les seuls moments d’apaisement, de recul pour le lecteur, une prière lancée face au vide apparent, une trêve au milieu de l’horreur absolue que la narration soutenue propose. Le principal danger est devenu son prochain, l’autre, l’étranger rencontré sur la route; le maraudeur avide de leurs maigres ressources, ou celui qui a brisé le dernier tabou, et tuera pour dépecer, pour manger, car il ne restera bientôt rien d’autre que cette chair pauvre et meurtrie à chasser pour survivre. Survivre à chacune de ces rencontres, au péril de sa misérable vie; et puis la chair subit les aléas d’un climat détraqué, la fin d’une biosphère et de son ordre naturel, la fin des temps élaborée sous l’épaisse pellicule de poussière qui empêche même les étoiles de contempler l’étendue de l’immense désastre. C’est bien simple, il n’y a plus rien, le dénuement rendu à sa plus simple expression, sans espoir, sans mythes à déployer et sans aucune promesse de résurrection à venir: les dieux s’en sont allés, le souffle se meurt dans les cages thoraciques des derniers condamnés, des errants en sursis.

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“Peut-être que dans la destruction du monde il serait enfin possible de voir comment il était fait. Les océans, les montagnes. L’accablant contre-spectacle des choses en train de cesser d’être. L’absolue désolation, hydropique et froidement temporelle. Le silence.”

D’une écriture brute et rêche, radicale et simplifiée à l’extrême, Cormac McCarthy trace les contours de l’apocalypse advenue et de la fin des temps. Comment raconter une histoire quand l’histoire elle-même est terminée, disparue, défunte et bientôt oubliée? Comment narrer encore une épopée quand il ne reste rien à explorer, quand il n’y a finalement plus aucun but, et même plus aucun espoir? Au-delà du pur récit de survie, animé par quelques scènes de terreur parfaitement distillées au fil des pages, c’est le sentiment que tout est vain qui s’installe, et instaure le malaise. Pour rendre cet effet plus saisissant encore, chaque élément amené dans le roman est utilisé pour sa fonction première, et en devient sa propre métaphore: la route à suivre et à tracer, la fameuse route américaine, devient le symbole de l’errance; le père est appelé l’homme et son fils c’est le petit, le kid, tandis que les autres survivants sont nommés maraudeurs, pilleurs, méchants. Nous sommes ainsi du côté des derniers représentants d’une humanité au bord de l’extinction. Ils se dirigent tant bien que mal vers le sud, mais cette notion même de repère dans l’absolu néant devient une abstraction, un rêve auquel s’accrocher pour ne pas sombrer. En regard de la narration dépouillée et comme rongée jusqu’à l’os, qui donne parfois l’impression d’une vaste mise en scène, un dernier acte avant la fin, c’est dans les descriptions de paysages, de décors ravagés, qu’un lyrisme brutal fait son apparition, paradoxalement grâce à l’économie des mots utilisés, le soin amené à les projeter les uns contre les autres, des mots de métal rouillé, des mots comme des silex ou comme de l’herbe sèche, qui font jaillir les quelques flammes d’une poésie désespérée. J’avais déjà lu le Méridien de sang de McCarthy, superbe western crépusculaire, mais difficile d’accès, trop plein de ce lyrisme sauvage, déboussolant. Dans La route, on retrouve ces mêmes envolées mais réduites à leur plus simple expression, accordées à l’univers étouffant dans lequel nous évoluons. C’est magnifique, autant qu’incroyablement violent. C’est une lecture dont on ne sortira pas indemne, c’est quelque chose qui nous prend au cœur, au ventre, qui nous questionne et qui nous secoue tout autant, qui nous choque, qui nous révulse et qui nous démonte complètement. Il faut lire, ou relire La route, c’est pour ma part le roman le plus radical, le plus extrême , que j’ai pu découvrir. Il faut vivre ce roman comme une pure expérience, lâcher les vannes et se laisser porter jusqu’aux tréfonds.

PS: Le roman a été porté à l’écran par John Hillcoat en 2009, un excellent film pour tous les amateurs de survival post-apocalyptique et autres, très fidèle au texte. Trop peut-être, tant il a tendance a superposer ses propres images par-dessus le roman, et à en imposer sa propre vision. C’est d’ailleurs ce que je reproduis naïvement en présentant deux images du film accompagnant ce billet.

PPS: Je remarque ces derniers temps une nouvelle tendance de publicité éditoriale: à chaque fois qu’un auteur américain publie un texte que l’on peut qualifier peut-être de nature writing sauvage, roman viril, âpre ou que sais-je, quelque chose dans le genre, on le compare systématiquement à “William Faulkner et Cormac McCathy”. Je n’y vois jamais aucun lien très précis, ça me semble un peu facile en tout cas. Serait-ce une sorte de “brand” de qualité à apposer?

“La route” (The road – 2006)

Cormac McCathy / Editions de l’Olivier, 2008; Editions Points Seuil, 2009

Oats in the water – Ben Howard (2012) merci à mon amie Manu pour la découverte.

Go your way,
I’ll take the long way ’round,
I’ll find my own way down,
As I should.

5 comments on “La route, de Cormac McCarthy

  1. Ph.C. says:

    J’ai lu le livre à sa sortie, et après toutes ces années, il continue de me hanter. Un très, très grand livre.

    • Oui, un très grand livre, de ceux qui nous accompagneront longtemps, et qui nous hantent, j’en ai le même ressenti. Et je me pose la question, du point de vue de l’auteur: que pourrait-il écrire d’autre après cela?

  2. C’est juste! Il faudra d’ailleurs que je m’attaque un jour à cette Trilogie des confins… Encore plein de choses à découvrir de McCarthy!

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