Un arrière-goût de rouille, de Philipp Meyer

un arrière-goût de rouille

Requiem for an American Dream

“La population de la vallée avait recommencé à augmenter mais les revenus baissaient toujours, les budgets diminuaient et les infrastructures n’avaient fait l’objet d’aucun investissement depuis des lustres. Ils avaient les moyens d’une petite ville mais les problèmes d’une grande. Comme disait Ho, on approchait du point de non-retour. Sauf peut-être Charleroi et Mon City, presque toutes les autres villes de la vallée l’avaient franchi et c’en était fini. La semaine précédente, un type s’était fait descendre en plein jour à Monessen. C’était partout pareil; et les jeunes, la façon dont la plupart se résignaient à l’absence d’avenir, c’était comme de regarder s’éteindre des étincelles dans la nuit.”

En la petite ville de Buell, Pennsylvanie, en ces premières années du XXIe siècle: les usines d’acier, qui faisaient la fierté de la région, fleurons de l’industrie d’un pays alors en perpétuelle construction, et d’où sont sortis les matériaux qui ont permis l’avancée des lignes de chemin de fer, la réalisation du Golden Gate Bridge, du Hoover Dam, de l’Empire State Building et de tant d’autres monuments emblématiques de la civilisation américaine, ont maintenant toutes fermé leurs portes. Faillites, délocalisations; à l’image de tous ces bâtiments laissés à l’abandon, c’est la contrée entière qui semble agoniser lentement, et ceux qui n’ont pas fui la zone sinistrée survivent grâce à quelques allocations et à la débrouillardise des plans sans lendemain. Isaac English et Billy Poe, deux de ces gamins de Buell, fils de prolétaires qui souhaitaient leur offrir un avenir meilleur, qui auraient pu partir comme d’autres de leurs camarades trouver un job au Michigan ou étudier dans de lointaines universités, ont pourtant choisi de rester; le premier pour s’occuper de son père malade, et le second car il craignait simplement d’échouer. À 20 ans, privés d’avenir, ils décident pourtant de s’enfuir, et Isaac dérobe toutes les économies de la famille, soit quelques 4’000 dollars, avec pour projet de rejoindre la Californie par les petits sentiers. Au terme du premier jour de leur escapade, ils choisissent de camper dans les ruines d’une aciérie. Mal leur en prend, car ils se retrouvent sur le territoire d’un groupe de vagabonds, hobos hostiles qui s’attaquent bientôt à eux. Dans la rixe qui s’ensuit, Isaac balance un outil métallique à la tête de l’un de ses assaillants, et le tue sur le coup. Pris de panique, les deux amis se sauvent et rentrent chez leurs parents. Le lendemain du drame, ils apprennent que la police est déjà sur le coup, et qu’un faisceau d’évidences, d’objets oubliés sur place, les désignent comme suspects…

Isaac, convaincu d’être rapidement identifié, embarque dans le premier train venu, muni de son précieux petit pactole: direction le grand nulle part, et le plus loin possible. Billy ne se résout pas à quitter Buell, et tente de jouer profil bas, feignant d’ignorer qu’il pourrait lui-même être accusé de meurtre. Mais l’étau se resserre rapidement, et la justice aux prises avec une incontrôlable montée de l’insécurité et de la violence dans le comté voudra faire de ce fait divers un exemple. Même le shérif Harris, ami de la famille et amant de longue date de sa mère, ne pourra empêcher l’inculpation, puis l’emprisonnement. Livré à lui-même, jeté dans l’une des pires prisons que l’on puisse imaginer, se sentira-t-il encore incapable de trahir, et de dénoncer son ami, qui l’a pourtant abandonné? Lorsque l’on a perdu plus que le peu de choses que l’on avait, que reste-t-il à mettre en jeu, sinon son propre honneur?

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Ruines de la Bethlehem Steel Company, Pennsylvanie (photo rhruins.blogspot)

Un arrière-goût de rouille commence comme un excellent roman noir classique, ambiance rurale crépusculaire, envers du rêve, proche du premier livre de Ron Rash ou des nouvelles de Chris Offutt – et si d’ailleurs vous n’avez pas tant apprécié le Goat Moutain de David Vann, qui aborde lui aussi la thématique du crime commis par instinct, celui-ci devrait vous convaincre plus facilement. Les chapitres sont découpés en cadrant sur les différents protagonistes de l’histoire: Isaac et Billy bien sûr; mais aussi le shérif Harris, homme ambigu à la morale évoluant selon sa notion personnelle de la justice; Grace, la mère de Billy, femme mal-aimée qui se sent littéralement moisir dans son mobile-home décati; et puis encore Lee, la sœur d’Isaac, qui elle a quitté bien tôt le foyer pour s’en aller réussir sa vie à New York, réussite dont seules les apparences entretenues permettent de témoigner. Mais au-delà du pur polar choral enchainant les récits, genre qui compose la charnière de l’ouvrage et dont la forme impose le rythme, c’est tout le décor présenté, dans toute sa terrible logique, en un sens historique, qui déborde du cadre, dynamite la simple narration et l’explose complètement. Philipp Meyer aborde ici l’idée de la fin d’un certain rêve américain, tel que l’on vécu ceux qui y ont participé ou qui en descendent, ceux qui ont rejoint les usines et qui ont cru pour eux et leurs enfants au rêve de prospérité du made in america, avant que tout ne soit perdu, dilapidé par les conseils d’administration, les politiques, les investisseurs, ou la fatalité. Le paysage dans lequel évoluent les personnages aux espoirs envolés d’Un arrière-goût de rouille est une ruine immense à ciel ouvert: bâtiments effondrés et rongés, gangrenés, et où paradoxalement la nature reprend ses droits, dans la plus parfaite et luxuriante anarchie; villes vidées de leurs habitants, démembrées et défigurées, ghost-towns à venir rappelant les images d’anciennes ruées, avortées, figées à l’agonie dans le temps nostalgique d’un éternel et formidable passé, âge d’or fantasmé, s’il a un jour existé.

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 Une autre Buell: ville de Braddock, Pennsylvanie (photo lowsunofwinter / panoramio.com)

C’est Le Fils, prodigieux second roman de Philipp Meyer, qui m’a fait découvrir cet ouvrage. Dans un entretien qu’il a donné cet été, il a expliqué qu’après avoir évoqué la fin du rêve américain pour la classe ouvrière, il a cherché à creuser les origines de ce mythe. Je suis donc allé dans l’autre sens, et après avoir été époustouflé par la fresque somptueuse du Fils, qui couvre deux cents ans d’Histoire des États-Unis, je me suis embarqué les yeux fermés dans Un arrière-goût de rouille, petit chef-d’œuvre caché, tellement riche et à la mécanique secrète si bien huilée. Une grande part du génie de cet auteur se trouve déjà dans cette première publication: le souci de la véracité historique, la générosité dans l’écriture romanesque, qui trouve autant de souffle dans les parties introspectives que dans ce qui peut être considéré comme de l’action pure (et souvent dure), l’art de “photographier” un paysage et de le rendre vivant, organique et parfois dévorant, en quelques phrases seulement. Il faut aussi parler de la finesse déployée dans la création des ses personnages, tous très complexes, attachants, vivants, et notamment dans la création de puissants caractères féminins. Meyer possède un art de conteur inédit, autant qu’il est capable de proposer comme des synthèses des littératures de ses contemporains, dont on peut retrouver des échos au fil des pages. J’ai tout à apprendre et je ne suis qu’un modeste explorateur ici dedans, mais j’ai l’impression que je serais passé à côté de quelque chose si je n’avais pas lu ses deux romans. Philipp Meyer figure dorénavant au panthéon de mes écrivains favoris (à court d’arguments, je l’ai même traité de “dieu” une fois devant une amie, mais j’ignore si elle m’a cru); en tout cas je n’aurai de cesse de clamer haut et fort que ses bouquins sont absolument géniaux. Et vivement le troisième, nom d’un petit cheval!

Un arrière-goût de rouille ( American Rust – 2009)

Philipp Meyer / Editions Denoël, 2010; Editions Folio Policier poche, 2012

traduit par Sarah Gurcel

13 times, de 2nd St. Rag Stompers (2012):

When I travel this wild world alone…

Les douze tribus d’Hattie, de Ayana Mathis

douzetribus
Lilac wine is sweet and heady
Like my love

“Elle descendit du train, le bas de sa robe encore souillé de la boue de Géorgie, le rêve de Philadelphie roulant telle une bille dans sa bouche, et la crainte de la grande ville plantée dans sa poitrine comme une aiguille.”

Il s’agit donc de ce train qu’a emprunté Hattie, en ce début des années 1920; fuyant le Sud profond et la ségrégation, franchissant comme beaucoup d’autres afro-américains cette fameuse ligne Mason-Dixon, frontière symbolique mais réelle, définissant les limites des aspirations selon la couleur de peau. Les grandes villes du Nord, c’était l’espoir de réaliser toutes les promesses qu’une vie pouvait offrir; et d’abord c’était de l’emploi, une maison, et la possibilité de boire à la même fontaine, de marcher sur le même trottoir que tout un chacun. Et puis Philadelphie, avec sa fameuse cloche, et le souvenir du combat des anciens pour l’Indépendance, c’était peut-être aussi ce murmure d’un chant de liberté qu’elle entendait parfois dans ses rêves. Elle était arrivée avec sa mère et sa sœur; Hattie s’était juré de ne jamais retourner en Géorgie, et quand les membres de sa famille s’en furent allés, elle avait déjà cédé aux avances d’August, un exilé lui-aussi, et s’était retrouvée mariée, avec deux enfants, à l’âge de 17 ans. La fuite du sentiment de solitude l’avait menée dans cet étroit appartement d’un quartier populaire de la ville, qu’elle partagerait pour des décennies avec un homme qui ne la méritait pas. Amour passionnel mais sans cesse déçu; petitesse d’un époux affectueux mais totalement absent du foyer, pauvreté ambiante et argent bêtement perdu par August, aux jeux de cartes et dans les bars, alors qu’elle se démène à la maison. Les années passent, les saisons s’écoulent, les temps changent, et les bébés n’en finissent pas de naitre. Les douze tribus d’Hattie, ce sont les instants de vie de ses onze enfants ainsi que de sa petite-fille, étalés le long de presque tout un siècle, et qui proposent de reconstruire la trajectoire d’une famille afro-américaine, et le destin en filigrane de la femme à sa tête, à travers les grands et les petits évènements de l’Histoire tourmentée d’un pays encore, et toujours, en devenir.

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(photo Jack Delano)

Roman choral: chaque chapitre du livre, titré par un prénom et une date, est une voix donnée à l’un des enfants d’Hattie. Le récit, fragmenté en de multiples morceaux de vie, revient sur les moments décisifs de l’existence des membres de cette descendance. L’histoire s’ouvre dans les années 1920, et se referme sur un terrible drame, avant d’envoyer le lecteur dans la torpeur et le marasme des années 1940-1950. Ici, ce sont les grands frères qui reprendront le fil de la narration: Floyd le trompettiste de jazz à la sexualité incertaine, dans une époque qui ne lui laisse pas le choix; puis Six, l’apprenti révérend qui cache au mieux sa haine du monde derrière le paravent d’un fanatisme exalté. Les deux retourneront pour quelques temps en Géorgie, et y seront confrontés au racisme ordinaire. Dans les années 1960 et 1970, se sont les enfants victimes de la guerre et de la misère qui témoignent; Franklin le G.I. perdu dans la jungle du Vietnam, et Bell la gamine qui a mal tourné et qui se meurt dans un dénuement sordide. D’autres récits sensibles, mêlés de douceur et de tristesse et avançant toujours plus loin dans l’expression d’un sentiment qui ne porte pas de nom, enrichissent l’avancée du roman, qui se termine en 1980, avec pour point d’orgue l’espoir que portera une nouvelle génération, celle qu’incarnera la petite-fille d’Hattie. Et Hattie elle-même dans tout ça? Alors que tous les personnages se croisent au fil du temps, chacun apportera du sien pour esquisser le formidable portrait d’une mère, et surtout celui d’une femme, qu’aucun des aléas d’une vie n’auront jamais fait plier. Une femme mal-aimée, coincée avec un mari volage qui ne cesse pourtant de lui faire des enfants; et des gamins qu’il faudra nourrir, éduquer, et puis laisser partir, perdre. Une mère insaisissable, parfois dure et injuste, mais qui sera toujours présente, dernière bouée de sauvetage avant le naufrage d’une existence. Et puis une femme avec sa vie secrète; ce que peuvent être ses échappatoires à l’étouffement du quotidien, ce qui au fond serait peut-être sa manière de poursuivre une part de son rêve évanoui, son rêve volé de jeune fille. L’impossible rêve.

 ayanamathisAyana Mathis

Superbe premier roman de Ayana Mathis, Les douze tribus d’Hattie remplit toutes les promesses faites au lecteur, et se trouve je pense à la hauteur des ambitions fixées par l’écrivain; soit explorer la destinée d’une famille afro-américaine dans les tourments d’un XXe siècle qui se cherche encore, reposant en partie sur des bases que personnes ne peut plus défendre, ségrégation et racisme viscéral entre autres, et proposer aussi une histoire intimiste et sensible autour de tant de personnages, à travers leurs relations, l’amour partagé et les réactions face aux drames du quotidien. Le piège d’un roman-fleuve, où il aurait été facile de se perdre, est contré par cette construction originale qui rappelle le recueil de nouvelles; instants pris sur le fil du temps qui s’écoule, comme en des instants volés mais jamais voyeurs, et toutes ces voix uniques et différentes qui pourtant murmurent le même chant. Mélange de légèreté et contours tracés le long d’une vaste gamme de sentiments; je me suis rendu compte que je n’avais plus lu, depuis longtemps, de bouquins autant empli de ceci, de cette sensibilité, de cette façon d’aborder les récifs d’une âme; en tout cas c’est ce tracé particulier que je ressens en découvrant la plume magnifique d’Ayana Mathis. Certains s’y retrouveront peut-être dans quelque chose de proche de Toni Morrison, ou même de Louise Erdrich, pour ma part j’y vois une écriture singulière, un univers propre, et je suis parfaitement conquis. J’espère que vous le serez aussi.

“Les douze tribus d’Hattie” (The twelve tribes of Hattie)

Ayana  Mathis / Editions Gallmeister, 2014

Le Feelings de Nina Simone (1976) – Nothing more than feelings… exploration libre de toute la palette immense des sentiments. Voyage le long des eaux troubles du grand fleuve qui serpente, et luit parfois dans la nuit étoilée.