Un pied au paradis, de Ron Rash

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Vallées englouties, rêves noyés

Mais tout ça n’a pas d’importance. Peu importe combien de tertres indiens il y a dans le coin, ni quelles fleurs, quels insectes ou quels oiseaux. Si on trouvait des morceaux d’or aussi gros que des balles de base- ball, ça n’aurait pas d’importance. Ce barrage est construit, et les vannes sont fermées. Peu importe que vous soyez vivants ou morts. Votre place n’est plus ici. Vous autres, les péquenauds, vous serez chassés de cette vallée jusqu’au dernier…

Août 1952, dans le comté d’Oconee, Caroline du Sud, au pied des Appalaches. C’est un été torride sous un soleil de plomb, dominé par l’étoile Sirius qui, selon les anciens, n’annonce que de mauvais présages. La petite ville de Seneca se retrouve plongée dans la torpeur caniculaire; plus haut, dans la vallée de Jocassee, les paysans ne peuvent que contempler la lente destruction de leurs récoltes, brûlées par une sécheresse exceptionnelle. L’étoile serait la cause de tous les maux, détraquant la saison, rendant fous les bêtes ainsi que les hommes. Un jour, le shérif Alexander est appelé par la veuve Winchester: son fils Holland n’est pas rentré. Elle est persuadée qu’il est mort, abattu par le voisin, Billy Hollcombe. Cette tête brûlée de Holland, jeune vétéran de la guerre de Corée, picoleur et bagarreur, aurait tourné un peu trop près autour de la femme de Billy; on aurait d’ailleurs entendu des coups de feu récemment par chez lui. Le shérif est lancé à la recherche du disparu, il suspecte fortement Billy et mettra tout en œuvre pour résoudre cette enquête, traquant l’indice ou la preuve; mais comment avancer quoi que ce soit quand ne retrouve pas le corps de la victime?  Le meurtrier présumé semble s’en tirer à bon compte. Le chapitre consacré au shérif se clos sur un mystère ouvert, et c’est au tour de Billy de nous raconter sa version de l’histoire, avant de céder sa place à sa femme Amy, à leur fils, puis à l’adjoint d’Alexander. La narration est revisitée, et le drame se complexifie. Les rumeurs ont vite fait de courir dans cette petite communauté rurale isolée, et quand l’enfant d’Amy nait quelques mois plus tard, on lui trouvera le même regard, les mêmes yeux noirs qu’Holland Winchester. Un terrible jeu d’amour et de mort semble bien s’être déroulé dans la vallée l’été dernier…

Parallèlement à une intrigue policière classique bien ficelée et très prenante, qui constitue le premier plan du roman, se déploie rapidement un arrière-fond de plus grande envergure, et qui dépasse le simple drame des personnages impliqués. Nous apprenons bientôt que la vallée de Jocassee est condamnée. La compagnie d’électricité Carolina Powers rachète au prix bas tous les terrains, projette de construire un barrage et de noyer le tout sous un immense lac. Dans quelques années il ne restera rien tout cela, rien de ces terres que l’on hérite de génération en génération, de ces fermes où l’on a grandi et fait grandir ses enfants, de cette communauté de familles arrivées là depuis les premiers colons. Tout sera bientôt englouti, ne resteront que les souvenirs, qui eux-mêmes sombreront un jour dans l’oubli des mémoires disparues. Le corps d’Holland Winchester, s’il est caché quelque part dans la vallée, disparaitra lui-aussi totalement sous des tonnes d’eau. La mise en place de ce compte à rebours, qui se trouve être une belle métaphore du Déluge, tant vengeur que salvateur, amène aussi à une thématique qui me semble être chère à l’auteur, et que l’on retrouvera dans son roman Le monde à l’endroit. Ce que j’aime beaucoup dans les livres de Ron Rash, c’est cette nécessité d’apposer des traces de l’Histoire, petite ou grande, dans le paysage qu’il construit. Ce sont des traces toujours cachées, enfouies, et qui ne demandent qu’à être découvertes. Il n’y a pas un seul lopin de terre dans ses ouvrages qui, lorsque l’on creuse un peu, ne dévoile quelque tesson de poterie indienne, une pointe de flèche, un vieux fusil rouillé. L’écrivain nous avance des pistes: dans Un pied au paradis nous apprenons que la vallée de Jocassee est une ancienne terre Cherokee; dans Le monde à l’endroit nous retrouvons le lieu d’une bataille oubliée de la Guerre de Sécession. Mais les trouvailles, objets précieux, ne révèleront rien de plus qu’une certitude que quelque chose s’est passé ici, une scène du passé bien réelle, qui se rejoue peut-être encore, mais qui échappera toujours à la mémoire des vivants. Et c’est le destin final de cette vallée des Appalaches, qui sera elle “enterrée” sous un lac. Les habitants se disperseront, leurs souvenirs s’éparpilleront, avant de disparaitre; de cette vie quotidienne de labeur, d’amour, de joie, de peine, nous n’en auront plus conscience, et les crimes seront lavés. La plus belle image de ce roman tient en quelques lignes, à l’extrême fin du texte: vingt ans après la disparition d’Holland Winchester, l’adjoint du shérif Alexander revient à Jocassee, à présent devenue un lac, pour y pêcher. Seul sur sa petite barque posée sur une eau encore claire, il se penche et observe ce qu’il reste des fermes, des routes, reposant dans le fond, et repense à la vie dans la vallée. Bientôt il aura oublié lui-aussi; il ne restera alors que ces traces immergées, muettes et mystérieuses, attendant peut-être à être retrouvées et déchiffrées à nouveau.

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le lac Jocassee

Un pied au paradis, premier roman de Ron Rash, est un subtil mélange entre polar et drame historique et familial; on peut se laisser porter par une enquête intelligente, qui suffit en elle-même à tenir le rythme de l’ouvrage. Le décor proposé, dans ce coin reculé de Caroline du Sud, invite à la contemplation, avant immersion totale, grâce au talent de description de l’auteur. On retrouve aussi une formidable composition de personnages variés, aux caractères complexes; les 5 narrateurs des différents chapitres ont chacun leur propre voix, leur parler unique, et c’est en cela un beau tour de force qui rappellera lointainement Le Bruit et la fureur de Faulkner. En relisant ce bouquin découvert il y a une année, je retrouvais quantité d’éléments qui m’avaient échappés alors, dont cet attachement à la terre et au passage, si rapidement presque effacé, de ses occupants. Il y a assurément quelque chose de plus dans les livres de Ron Rash, qui est pour moi comme un conteur de légendes secrètes américaines, classique tout en étant surprenant, à la plume âprement envoûtante; rien de moins qu’un des meilleurs écrivains de sa génération.

PS: parution ces jours de son nouveau roman aux éditions du Seuil, Une terre d’ombre, dont j’attendais la sortie avec impatience, à découvrir donc au plus vite!

“Un pied au paradis” (One foot in Eden, 2002)

Ron Rash / Editions du Masque, 2009; Editions Le livre de poche, 2011

Where the cold wind blows, de Nickel Eye (2009) – un vent glacial souffle sur la route, la vieille guimbarde poursuit son échappée belle.

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