Le Diable, tout le temps, de Donald Ray Pollock

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Les sentiers de la perdition

“C’est difficile de bien agir. On dirait que le diable n’abandonne jamais.”

Un père de famille rendu fou de douleur, depuis que sa femme se meurt d’un cancer, et qui bâtit dans l’ombre obscure d’une forêt ce qui ressemble à un autel de prière sauvage, barbare, où les offrandes à Dieu se trouvent être des cadavres d’animaux pendus, crucifiés, ainsi que des baquets de sang versé aux alentours. Un duo de prédicateurs itinérants, pistant les foires aux monstres et écumant le comté, psalmodiant l’oraison d’une apocalypse proche, et mettant sans cesse leur foi à l’épreuve du vice. Un dangereux couple de maniaques, Carl et Sandy, qui chaque été partent en “vacances”, errant dans leur vieux break sur toutes les routes du pays, à la recherche d’un quelconque auto-stoppeur à enlever, torturer, tuer; on en ramènera une effroyable collection de photos pour le souvenir. Un pasteur fraichement débarqué dans sa nouvelle communauté, et qui s’attardera particulièrement à guider ses jeunes brebis adolescentes vers le chemin de son paradis, celui de la luxure. Un shérif pourri et mouillé jusqu’à l’os, qui mettra tout en œuvre pour que l’on ne découvre jamais aucune trace de ses méfaits. Et puis le jeune Alvin Russell, dont nous suivons la trajectoire étalée sur 20 ans, de 1945 à 1965, entouré de cette galerie de personnages tous plus pervers et malsains les uns que les autres. De Knockemstiff, sinistre village perdu en Ohio, jusqu’en Virginie-Occidentale et retour, largués avec lui sur les terres de la désolation, un lieu abandonné de Dieu et livré au mal: bienvenue à vous âmes perdues, bienvenue en enfer.

Autant le dire tout de suite, je pense que Le Diable, tout le temps est un véritable chef-d’œuvre. Il faudra vouloir entrer dans le roman, terriblement noir et violent, et abandonner tout espoir d’en revenir indemne. Il fait pourtant partie de ces livres capables de nous hanter longtemps, de ceux dont une seule lecture ne suffira pas, et qui auront révélé un auteur majeur, supérieur, dont le premier pavé lancé, après un recueil de nouvelles passé trop inaperçu, se révèle être un coup de maître. Il est difficile de réduire cet ouvrage à quelques lignes de résumé, tant il foisonne de personnages et d’actions, tant tout semble étalé sur les ans et les lieux, alors que tout se trouve inextricablement mêlé, uni, et porté vers la même destinée radicale. On pourrait même penser lire plusieurs nouvelles indépendantes, portant sur le thème des détraqués et des dévoyés sur le chemin du péché, et pourtant l’intelligence de l’auteur fut de relier ces histoires en chapitres, et de faire correspondre les différentes scènes entre elles. Le fil rouge du roman est donc le personnage d’Alvin Russell, qui fut très jeune témoin de la folie religieuse qui s’empara de son père. Quelques années plus tard, orphelin exilé chez sa grand-mère, il se retrouve confronté à un pasteur prédateur qui tentera de corrompre sa demi-sœur. Quand Alvin décidera de s’enfuir, après avoir eu le choix de commettre ou pas un meurtre défini comme vengeur, sa route croisera forcément celle d’autres dangereux malades, psychopathes, lâchés dans cette nature de ténèbres. Le monde semble voilé, comme sous l’emprise d’une force démoniaque, et le recours presque systématique à la religion, tentant de contrer l’avancée du mal, se trouve transformé en un autre acte malsain. Le prisme déformant agit partout, parvenant jusqu’au cœur des brebis de l’église; et l’église libérée, inversée, redevenue sauvage, se trouve être bientôt le lieu de tous les sacrifices.

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(photo Mike Belleme)

Le roman emprunte pour beaucoup les codes du polar noir; on peut d’ailleurs trouver une filiation certaine entre Le Diable, tout le temps et les écrits de Jim Thompson, grand maître dans le genre cynique. L’atmosphère étouffante mise en place dans la présentation des ces petites communautés redneck’s, white trash peut-être, rappellera l’œuvre de Chris Offutt et une certaine idée d’un Deliverance vu de l’autre côté. Le génie de Pollock à mon sens, c’est d’amener une histoire absolument horrible, mais sans jamais racoler le lecteur à coup de scènes choc. Ici les éléments morbides sont distillés au fil des pages, les uns après les autres, et les chapitres se concluent par une image ultime qui raccordera le tout, présentant enfin un paysage de pure désolation, un monde en perdition; l’effet est d’autant plus saisissant qu’il ne nous est jamais mis devant les yeux avec facilité, et qu’aucune concession n’est faite sur la qualité de la narration. De plus, les personnages que l’on rencontre au fil des chapitres sont d’une grande variété psychologique, mais permettent pour la plupart un regroupement certain en une seule catégorie: à travers les histoires d’une père fanatique et envoûté, de prédicateurs pervers, de tueurs d’auto-stoppeurs sur les higways, d’un pasteur pédophile, d’un shérif pourri, et d’autres encore, c’est tout un pan de la mythologie du mal en Amérique qui est représenté. Ces personnages seraient en quelque sorte la quintessence de la face damnée du rêve américain au milieu du XXe siècle, en ce qu’ils représentent en tant que parfaits prédateurs; des caractères que l’on peut retrouver un peu partout dans l’imaginaire populaire des États-Unis. La question de Dieu, de la repentance, du salut, est omniprésente, mais la bataille est perdue d’avance, car le mal est partout. Et le Diable, tout le temps…

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Portrait de Pollock (devant l’usine où il a travaillé pendant 32 ans)

Le Diable, tout le temps, est un roman à la prose somptueuse, totalement maitrisée, et parfaitement envoûtante. C’est un peu comme ces cauchemars qui vous font vous réveiller en sursaut la nuit vous savez; et puis il faudra se recoucher et tenter de remonter la piste du rêve, pour comprendre, pour le vivre. Il demandera l’effort d’accepter l’horreur, et pour cela le dénuement du lecteur face à la dureté des actes, des scènes, de la débauche ambiante. C’est peut-être le prix à payer pour découvrir ce livre, le dénuement, l’abnégation; accepter le vice intrinsèque. Oui, cela demandera un petit effort. Mais le bonheur de plonger “au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu’importe!“, c’est ce bonheur de lecteur que l’ouvrage nous propose. J’estime que j’ai déposé assez de mises en garde, maintenant je ne peux que vous encourager à découvrir cette pure merveille de livre, un de ceux que l’on ne rencontre que trop peu, qui vous dérange, qui vous chamboule, mais qui ne vous laissera jamais indifférent. Ne restera maintenant plus qu’à ouvrir cette formidable boîte de Pandore.

“Le Diable, tout le temps” (The Devil all the time – 2011)

Donald Ray Pollock / Editions Albin Michel, 2012 / Editions Le livre de poche, 2014

Offend in every way – The White Stripes (2001). Petit dérapage contrôlé; musique à coin et cul-de-sac. J’embarque dans la forêt avec mon vieux MP3 qui revit plein topo ma jeunesse. No matter what I say…

2 comments on “Le Diable, tout le temps, de Donald Ray Pollock

  1. djangokoike says:

    Roman très noir, sans concession et d’une violence inouïe (mais ô combien bien dosée) “Le Diable, tout le temps” porte quand même en lui une grande part d’espoir. (SPOILER ALERT) Et ce grâce au personnage central d’Arvin Russel qui se pose, selon moi, au contrepoint des autres personnages. Car là où le prédicateur, le shérif et les deux tueurs d’auto-stoppeurs, font le Mal par faiblesse, ignorance ou pure vice, Arvin lui tue en réaction au mal qu’on lui inflige, ou pire, qu’on inflige à ses proches (sa soeur notamment). Il décidé très tôt de ne pas se laisser marcher sur les pieds et de poursuivre un idéal de justice et de vie qui lui est propre, mais sans jamais perde de vue la réalité des actes qu’il accomplit et l’omni-présence de la société qui l’entoure. Il tient d’ailleurs ça de son père qui dès le prologue était posé en homme certes violent, mais juste : “Aussi loin qu’il pût se souvenir, son père lui semblait avoir passé sa vie à combattre le Diable, tout le temps.” Une phrase magnifique et pleine de sens qui, pour moi, résume parfaitement la portée positive de ce livre : se lever et tenter de se faire une place dans un univers sans pitié. Un chef-d’oeuvre, comme tu le dis si bien !

    • Merci pour ton précieux commentaire django! Pas facile de déceler dans ce roman ne serait-ce qu’une lueur de positif, sans parler de l’absence totale d’espoir, mais je suis bien d’accord avec toi; en tout cas je sais pour ma part que c’est un bouquin qu’il me faudra relire un jour, je n’en ai pas complètement fait le tour, et qui sait ce qui m’avait échappé la première fois?

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