Chiennes de vies, de Frank Bill / Knockemstiff, de Donald Ray Pollock

Coïncidence de ma pratique de la lecture qui combine le ricochet et l’envie de découvrir ce qu’il m’est inédit ou qui m’intrigue, je me suis retrouvé avec ces deux bouquins entre les mains au même moment. OK, je suis peut-être quelque peu comme guidé par certains goûts définis de longue date, même si heureusement ceux-ci varient et changent avec le temps, les désirs, ou que sais-je. Je me demande d’ailleurs si tous les Bukowski ou Selby Jr. dévorés en ma fébrile et parfois ridicule adolescence auraient pour moi autant d’importance si je les lisais pour la première fois aujourd’hui; de même, serais-je tombé amoureux fou de la Dalva de Jim Harrison si je l’avais rencontrée quand j’avais 16 ou 18 ans? Je ne pourrais plus répondre à ces questions, et c’est tant mieux. Je sais au moins vaguement quels livres m’ont accompagné au fil des années, ceux-sur lesquels j’ai pu compter dans les moments de doute, ceux qui m’offrirent tant le répit, ou l’évasion, que la décharge d’adrénaline ou le coup de pied aux fesses, ceux qui m’ont dit qu’il était possible que la vie soit ou ne soit justement pas comme ça. Mais je divague un peu, je reprends; je suis tombé par hasard sur la belle couverture du Chiennes de vies de Frank Bill le jour où j’acquérais le Knockemstiff de Pollock, première publication de l’auteur du terrible Le Diable, tout le temps, dont il me tardait de lire autre chose, et je suis donc reparti avec les deux, que j’ai enchainé à la suite. Il y a beaucoup de similitudes entre ces deux ouvrages, on dirait parfois qu’ils se répondent, voire même qu’ils se complètent, dans le décor d’abord, et en une volonté commune de frapper le plus fort possible: un véritable combat de boxe, ou plutôt une sorte de fight-club de fond de parking désert; la seule règle c’est que tu écris bien, bien serré, pas trop laisser respirer; c’est que tu y vas et que tu les balances tes histoires, tu flânes avec en plein sur la tête, dans le ventre, et en dessous de la ceinture, et puis tu envoies tout le monde KO, lecteur d’abord.

Chiennes de vies, de Frank Bill: Indiana Blues

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Le premier recueil de nouvelles de Frank Bill nous emmène dans ces petits comtés obscurs du sud de l’Indiana, où l’auteur a grandi et où il vit toujours. À travers 17 courts textes qui se relient entre eux, il s’attache d’abord à représenter un monde contemporain dévasté par la crise, où les communautés rurales traditionnelles ont éclaté et ont laissé place à des gangs, des clans familiaux qui survivent grâce aux trafics et aux crimes en tous genres; les isolés sont quant à eux le plus souvent des épaves ou des meurtris, soit ravagés par la drogue ou l’alcool, parents odieux et enfants abusés, vétérans de guerre revenus traumatisés, tous dévorés par le mal ambiant qui les consume eux-mêmes. Tout le monde se connait ici, chacun est au courant des petites manies, des vices et des méfaits de ses voisins, chacun y participe même d’une façon ou d’une autre. Il y a de ceux qui tentent d’arnaquer les assurances, et vont jusqu’à tuer pour camoufler un délit. Certains minables acceptent de louer leur fille dans un bordel improvisé pour quelques malheureux dollars. Ceux qui sont réunis sous l’égide d’un patriarche se sont regroupés en véritables mafias redneck’s; ainsi la grande famille de la région, s’étant assurée la mainmise du marché de la meth et d’autres produits analogues sur son auto-proclamé territoire, se retrouve à régner sans partage ici-bas. Les liens du sang, que beaucoup de protagonistes semblent partager – fils, frères, oncles, pères – n’empêcheront pourtant jamais le véritable moteur de la narration de prendre son essor: ici c’est la violence, sourde, contenue, puis déferlante qui donne sa pleine mesure à l’histoire.

“Karl et Irvine sentirent leurs tripes se nouer tandis qu’une révélation leur consumait l’esprit: ne jamais faucher la récolte de son père et de son oncle pour la revendre en douce, car, en fin de compte, qu’il soit versé ou partagé par le clan familial, le sang reste le sang.”

C’est un univers très cohérent que Frank Bill a reconstitué à travers le puzzle de son recueil. un monde bien sûr désespéré, à la noirceur extrême, et prisonnier de ses propres frontières; le reste du monde n’existe pas ou plus, c’est peut-être celui des mauvais souvenirs de guerre dont on ne sait plus si c’était un cauchemar ou si on l’a vécu, et le reste du pays a disparu. Ici on cogne le plus fort possible au corps-à-corps, c’est poings serrés et crochets enchainés, jusqu’à couper le souffle. Les nouvelles s’enchainent et se retrouvent dans ce goût pour les scènes intenses de tabassage, de fusillades. On en sort quelque peu haletant, pas mal dérangé aussi, mais c’est très bien, je crois que l’auteur a réussi son pari, celui de nous secouer. Premier essai réussi donc avec ce Chiennes de vies, ne reste plus qu’à découvrir son premier roman, Donnybrook, paru ces jours chez Gallimard, qui d’ailleurs semble reprendre le thème d’une de ses nouvelles, et mettant en scène des combats clandestins.

Knockemstiff, de Donald Ray Pollock:

“Le ciel gris humide couvrait le sud de l’Ohio comme la peau d’un cadavre.”

knockemstiff

Et voici donc le premier recueil de nouvelles de Pollock. J’avais déjà pu me familiariser avec le sinistre bled de Knockemstiff, qui est un des lieux que l’on retrouve dans Le Diable, tout le temps, ce formidable roman dont je ne suis pas encore revenu. Ici, le long de 18 nouvelles, on n’en sort pas une seconde, ou si peu, on y revient dans tous les cas. Sud de l’Ohio, à quelques kilomètres de la frontière avec le sud de l’Indiana, dans un temps qui semble se comprendre entre les années 1950 et 1980, un petit bourg perdu dans le val, dont la ville la plus proche ne se trouve sur aucune carte; Knockemstiff, c’est un panneau routier, une petite épicerie et un dinner en bord de route, quelques maisons et bungalows épars. C’est avant tout quelques gens qui y vivent, beaucoup de perdus pour la plupart, et qui voudraient s’enfuir mais qui n’ont aucun endroit où se rendre. Certains végètent en attendant, et sombrent lentement dans l’alcool ou la drogue, les seules promesses d’évasion. On grandit à la dure, passé vingt ans on est déjà largué, à bosser à l’usine de papier, à la boucherie industrielle du coin, ou on attend simplement les allocs; et puis avec nos gosses on imitera les parents: si peu d’amour, beaucoup de corrections, et la meilleure leçon à donner c’est de frapper le premier, et taper dur: knock’em stiff.  Une forme particulière de violence se déploie ici, moins directement aiguisée et visible que celle de l’agressivité physique remarquée parfois au détour d’une histoire. Il s’agit d’une forme bien plus perverse, c’est celle de la violence morale, de celle que les personnages rencontrés endurent et font subir à leurs proches. C’est peut-être une façon d’accepter comment l’on pense que le reste du pays nous voit, comme les péquenots du Midwest profond, et comment se déshumaniser et rejeter ce spectre déformé sur tout son entourage, sur tout le pays sordide dans lequel nous sommes coincés.

“Je me suis réveillé en croyant que j’avais encore pissé au lit, mais c’était juste une tache collante, là où moi et Sandy on avait baisé la veille. Ces choses-là arrivent quand vous buvez comme je le fais – vous vous chiez dessus dans le Wall Mart, vous finissez par vivre aux crochets d’une camée au crack et de ses pauvres parents. J’ai soulevé les couvertures un chouïa, passé mon doigt sur le KNOCKEMSTIFF, OHIO bleuté que Sandy s’était tatoué comme un panneau routier sur son cul maigrichon. Pourquoi des gens ont besoin d’encre pour se rappeler d’où ils viennent, ça restera toujours un mystère pour moi.”

Ici aussi, les nouvelles s’enchainent et font se croiser différents personnages, avec cette impression de lire le puzzle d’un roman éclaté (dans l’autre sens, le roman Le Diable, tout le temps se trouve très proche à mon sens d’un recueil de nouvelles, dans la construction même qu’il propose). Les récits sont maitrisés et s’emboitent parfaitement; l’écriture de Pollock, déjà arrivée à maturité, avide d’ambiances travaillées et de détails révélateurs, réussit à envoûter le lecteur, et à l’amener, parfois par quelques moyens détournés, jusqu’en ses derniers retranchements. Ce n’est plus tant une littérature de boxeur que l’on évoquerait, plutôt celle d’un chasseur. Les pièges ont été posés, et le voilà qui nous guette alors que nous nous en approchons.

frankbill   pollock

Frank Bill / Donald Ray Pollock

Deux livres très proches dans leur structure et dans le décor proposé; deux livres qui prennent pour point d’appui et pour moteur la violence au quotidien, mais deux angles d’attaque légèrement différents. J’ai ressenti pour ma part plus d’ampleur, de matière, et plus de corps dans le livre de Pollock, car cette violence justement interrogée est plus subtilement mise en valeur, et plus perverse aussi; il a mes faveurs si je devais miser pour l’un des deux, mais je pense que Frank Bill est un tout bon et qu’il trouvera certainement matière à s’épanouir plus encore dans un roman, dans un contexte plus large où développer ses caractères et l’atmosphère générale. “Merci à Donald Ray Pollock pour son amitié, son soutien et ses conseils” rédige Bill à la fin de son recueil; on ne parle bien sûr pas de filiation, plutôt d’une avancée commune, et c’est encourageant et très prometteur. À suivre donc!

“Chiennes de vies” (Crimes in southern Indiana – 2011)

Frank Bill / Editions Gallimard, 2013; Editions Folio policier, 2014

&

“Knockemstiff ” (Knockemstiff – 2008)

Donald Ray Pollock  /Editions Buchet-Chastel, 2010 / Editions Phébus poche, 2013

Le Bartholomew de Silent Comedy (2010) – Yeah you best believe, boy, there’s hell to pay…

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