Wilderness, de Lance Weller

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Dans la brume électrique avec les morts confédérés

“un mélange de fumée de poudre goudronneuse, de sueur rance, de terreurs anciennes et de cette effroyable puanteur de la guerre…”

Il allait reprendre la route, et terminer ce voyage. Après des décennies d’errance dans les Olympics Mountains, le long de la côte sauvage du Pacifique Nord-Ouest, le vieux soldat Abel Truman avait décidé d’en finir avec le souvenir de cette vie gâchée. C’était l’année 1899: un siècle sanglant s’achevait, et l’on tenterait d’abord d’oublier sur quelles horreurs l’on bâtissait l’espoir d’une ère nouvelle. Les anciens comme Abel, ceux qui avaient tout perdu, spectres d’un autre temps survivants du cauchemar de l’Histoire, n’y auraient définitivement plus leur place. Il s’était d’abord offert à l’océan glacé qui rugissait contre le continent, avec pour seul désir qu’il l’emporte dans sa nuit profonde, mais l’océan l’avait rejeté. Il était donc parti, en compagnie de son seul chien, se perdre dans l’immense forêt des monts, loin de sa petite cabane de bois flotté. La marche incertaine ici-bas lui rappelait une toute autre forêt, celle de la Wilderness, en Virginie, celle de sa dernière bataille sous le drapeau confédéré. Le monde s’était peut-être bien écroulé il y a 35 ans, sous les bombardements et les tirs d’artillerie, devant les corps décapités, ou abimés comme le sien, face aux hurlements d’agonie et à la rage de la charge désespérée, que recouvrait la brume noire de tous ces arbres en feu. C’était l’un des derniers combats de la Guerre Civile, et bientôt Lee et tous les généraux sudistes capituleraient; en attendant l’on envoyait les derniers soldats, beaucoup de vétérans ou de gamins, dans ce que la fin frénétique d’une lutte avait de pire à offrir, une véritable boucherie. Abel lui-même s’était engagé volontaire, sans même réfléchir, suite aux décès successifs de sa fille et de sa femme; d’un enfer l’autre, il n’y voyait aucune différence. La Wilderness s’étendait donc devant eux, sublime, parée de son habit de printemps; il fallait y plonger, dans sa grande ombre intense, et y placer une ligne de défense pour repousser l’avancée des soldats de l’Union. Quand ces derniers ont commencé à déferler entre les pins et les bosquets, hurlant et dégommant les camarades, Abel avait crû que c’en était bien terminé, et qu’il reposerait enfin dans la fraîcheur de l’orée, avec ses amis David, Ned et les autres, dans ce grand cimetière béant offert à la nature. Mais il s’en était tiré, et laissant derrière lui ses compagnons d’infortune, Lee’s Miserables du grand Général, il avait finalement, et simplement, continué de vivre. Plus tard, des routes tracées à la craie du hasard l’avaient mené, depuis quelques années, dans ces confins du monde, à la limite de l’Ouest, dans ce que bientôt l’on nommera l’état de Washington. Les Olympics Mountains se dressaient devant lui alors qu’il continuait d’avancer, pâle figure émergée dans l’hiver éternel, et c’est à ses années de guerre qu’il pensait quand il est tombé sur ces deux hommes, égarés comme lui dans la forêt. Un indien Haïda accompagné d’un blanc au visage lacéré; ils avaient perdu leur chien-loup qui leur servait pour des combats, et s’empressèrent de voler celui d’Abel, après avoir frappé ce dernier jusqu’à le laisser pour mort. Revenu une fois encore de l’entre-monde, et comprenant que ses deux assaillants écument la région depuis longtemps à coups de méfaits et de crimes, il décidera de se lancer dans une dernière expédition, vengeresse, rédemptrice peut-être pour lui, sur la piste de ces dangereux et imprévisibles personnages.

Ruby Beach

La côte du Pacifique Nord-Ouest (photo Ken X)

 Quel formidable roman que ce Wilderness, premier essai parfaitement réussi de Lance Weller. Le texte alterne les chapitres, qui condensent la vie d’Abel Truman en quelques 400 pages. Le lecteur est d’abord amené à suivre la trajectoire du vieil homme dans le décor impressionnant de beauté et de sauvagerie de la région des Monts Olympiques de l’état de Washington, avant que les soubresauts de la mémoire du héros ne nous emmènent sur le champ de bataille de la Wilderness, en Virginie. Ce sont deux histoires parallèles, qui se complètent et finissent par s’assembler parfaitement au fur et à mesure de l’avancée dramatique de la narration. Revivre le drame de la violence, à travers la grande et la petite histoire, c’est à cela que nous sommes tous conviés ici. Comment choisir un camp, et défendre ses amis, au-delà de toute idée de servir une idée ou une doctrine; comment la vie est représentée par le simple battement d’un cœur et l’irrigation du sang précieux dans son corps; comment tout cela se termine par un gâchis complet et l’abandon de soi dans le déferlement d’une guerre sans plus de nom. Quand ce sont ses voisins et ses cousins que l’on combat; comment l’on ne pourra jamais le comprendre. Comment l’on doit continuer à écrire sur le sujet, à tracer des contours incertains, mêlant dedans les souvenirs repris et les pensées obscures, comment l’entier de cette violence nous revient à la face plus de 100 ans après, les petits détails que l’on partage avec les siens et les grandes décisions des chefs de division que l’on subit pour un meilleur qui nous dépasse, et les grandes envolées du vent dans tout cela, brassant pour une éternité comptée les milliers de branches d’arbres sur nos têtes. C’est peut-être quelque chose comme ça qu’à écrit Lance Welller avec son Wilderness. Un questionnement sur la misère humaine à travers le prisme de la Guerre de Sécession, époque parfaitement et superbement documentée soit dit en passant, un questionnement sur la destinée d’un homme dans une époque de grands troubles. Et avec cela, une envolée lyrique qui ne laissera personne insensible, un attachement à la terre foulée qui monte jusqu’aux tripes, et puis aussi le bonheur de découvrir une écriture qui pour une fois, et dans le bons sens de l’expression, prend véritablement son temps pour imposer un climat, une atmosphère, à coups d’envolées de couleurs, de visions, et de sensations. Lecture de pure délectation.

“Comment les choses s’étaient passées, cet après-midi-là, à Gettysburg, quand le monde avait basculé et qu’ils avaient ressenti ce basculement, comme si la Terre elle-même avait été secouée jusqu’en son centre, et peut-être bien qu’elle l’avait été. Ce jour-là. La Grande Charge de Pickett. Quand ils s’ébranlèrent, la terre se mit à frémir, pleine de leur bruit. La terre, et les semelles des chaussures et les pieds nus de ceux qui regardaient et de ceux qui y participaient. De tous ceux qui traversaient les champs et qui, pour continuer à pouvoir se dire des hommes, ne pourraient jamais renier ni oublier tout ça. Le bruit leur montait dans les jambes. Il montait dans leurs jambes dont les muscles étaient brûlants, dans leur vessie qui se vidait le long de leurs cuisses, et au-delà de leur misérable ventre, dur et creux, pour vibrer autour de leur cœur qui battait si vite de peur et d’effroi et d’étonnement qu’il leur semblait sur le point d’éclater. Et pour finir, ce bruit passait sur leur crâne avant de redescendre dans leur nuque et le long de leurs bras, comme la sensation qui envahit notre corps lorsqu’une chose d’une importance capitale vient de se produire et que l’on commence à peine à se rendre compte qu’elle s’est réellement produite. Un chose accomplie de façon délibérée et sur laquelle on ne pourra plus jamais revenir, et dont l’accomplissement fait basculer le monde. Quelque chose, une grande action apparemment prédéterminée, écrite d’un seul trait dans les nuages et dans les ténèbres, mais aussi dans le sang des vivants qui en sont les témoins et dans l’âme de ceux qui ont les yeux pour lire un tel langage. Mais quelque chose, en fin de compte, qui repose essentiellement sur les épaules et dans le cœur des hommes qui, par nature, sont nés pour tuer d’autres hommes.”

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La forêt de la Wilderness (Battlefield Memorial)

Ce Wilderness est donc un grand roman je pense, un de ceux que j’ai dévoré en quelques nuits enfiévrées; porté par un élan naturaliste en chaque part de l’écriture, et par un grand souci de véracité historique qui nourrit la fiction de tant d’ancrages fascinants; entre la nature magnifique et dangereuse présentée, et la reconstitution minutieuse d’une époque mythique mais qui m’échappe par bien des aspects, et qui ne cesse de m’attirer, je n’ai pu décrocher une seconde de l’écriture envoûtante de Lance Weller. Je vous conseille de plonger dans le Wilderness; atteignez la moitié du roman, et racontez-moi comment vous vous en êtes sortis, de ces scènes de guerre incroyables, de toute cette sauvagerie. Moi je n’attends plus que le prochain Weller.

PS: Je le redis, il faudra un jour tresser une couronne de fleurs pour ces éditions Gallmeister, et leur porter l’honneur, pour cette qualité de ligne éditoriale, ce catalogue magnifique, inouï; des noms comme Weller, Swarthout, Johnson (Craig et Dorothy), Vann, et tant d’autres, sont devenus de nouvelles références, des classiques modernes à se faire passer. La qualité des traductions n’est pas en reste, et elle est à saluer ici, en la personne de François Happe pour ce texte. Ouvrez le catalogue, et piochez n’importe quel ouvrage; allez-y, plongez, vous ne regretterez pas le voyage.

“Wilderness” (Wilderness – 2012)

Lance Weller / Editions Gallmeister, 2013; Totem poche, 2014

Le God’s gonna cut you down de Johnny Cash (2006) – Soon or later… la route s’étire et lentement. S’étire et lentement, jusqu’en ces grands espaces, où nous pensions que la fuite était absolue. But soon or later…