La décimation, de Rick Bass

decimation

Soldados desgraciados

“Nous quittâmes Ciudad Mier le septième jour après notre reddition, pour marcher vers le sud en une longue file épuisée et sale, surveillés de tous côtés par les lignes de nos vainqueurs à cheval, qui avaient défendu leur patrie avec succès. Ainsi, je suppose, nous avions ce que nous avions désiré depuis le début – nous avancions toujours plus vers le sud…”

Automne 1842, ville de La Grange, en la République du Texas. Quelques années après le siège de Fort Alamo et la victoire de San Jacinto sur l’armée mexicaine, cette nouvelle nation aura enfin accompli sa propre révolution, devenue souveraine d’un vaste et riche territoire, mais pourtant toujours fragile face à ses deux empires voisins: les États-Unis qui souhaiteraient l’annexer par la diplomatie, et le Mexique qui n’attend qu’un instant de faiblesse pour reprendre les armes et déborder sur l’autre rive du Rio Grande. Les milices texanes sillonnent les frontières mouvantes du sud, entre fleuve et désert, à la recherche de maraudeurs ou de troupes armées étrangères ayant pénétré sur leurs terres. Alors que des capitaines de ces soldats irréguliers arrivent un jour à La Grange, promettant gloire et richesse à tous les hommes qui les rejoignent, deux jeunes amis paysans décident de s’inscrire et de partir avec eux. Trop jeunes pour avoir participé aux guerres d’indépendance, Alexander et Shepherd, voués jusqu’à présent à une étroite et morose vie de labeur, y voient l’occasion unique de rattraper le fil de la destinée, de se faire un nom véritable dans l’histoire, au regard de leur héroïques ainés.

La mission semble simple au premier abord, il suffit de contrôler les mouvements suspects aux alentours du Rio, et d’empêcher par la force l’établissement de colonies indésirables venues du Mexique. Une armée de 500 soldats est rapidement levée, et se déploie bientôt sur les terres revendiquées. Les premières escarmouches donnent les texans vainqueurs, écrasante machine de guerre face à quelques villageois terrorisés. Galvanisés par leur bonne fortune, par la réussite de leur action qui tend pourtant de plus en plus vers le pillage et la destruction pure, certains de ces hommes commencent à parler de franchir cette frontière encore floue et de poursuivre leur périple du côté mexicain. Shepherd, comme hypnotisé par les officiers belliqueux, décide de continuer avec eux; son ami, qui commence à réaliser toute la folie de cette entreprise, ne se résout pourtant pas à l’abandonner. Il le suivra, en compagnie de quelques 300 autres miliciens, sur ces terres inconnues où ils ne pourront plus compter sur aucun soutien. Les attaques de pueblos se poursuivent et s’enchainent; ce qui porte le nom de guerre, sainte pour la gloire de ces hommes, n’est plus maintenant que ravages, meurtres, crimes. Il faudra la venue de l’armée mexicaine pour mettre un terme à cette étrange expédition, lors d’une dernière, et enfin grande bataille. Les survivants texans capitulent et se rendent. Que faire de ces encombrants prisonniers, soldats tombés en disgrâce, et dont personne ne veut?

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(photo David Kozlowski)

C’est ainsi le début, pour Alexander, Shepherd et leurs compagnons d’infortune, d’une longue marche forcée à travers le désert. Traités non plus comme des soldats, mais comme des brigands, ils seront trimballés dans tout le pays, de geôles sordides en camps de travail. Leurs rêves de gloire se sont bien envolés, ils ne rêvent plus que de rentrer chez eux, en ce Texas dont ils s’éloignent, de jour en jour, inexorablement. Les quelques tentatives d’évasion se solderont par des punitions et des exécutions sommaires. À l’image de cette “décimation” progressive de leurs rangs, les hommes de cette compagnie de damnés subiront de la part des généraux mexicains qui les tiennent sous leur emprise la terrible loi du diezmo: pour chaque mutinerie, pour chaque fuite d’un prisonnier, un homme sur dix, tiré au hasard, sera fusillé. Plus de retour en arrière possible, plus de rédemption à envisager, c’est la pénitence, semble-t-il éternelle, qui seule compte.

L’histoire est racontée par Alexander, revenu de cet enfer, et qui près de 50 ans plus tard repense aux évènements tragiques qui ont forgé sa jeunesse. Comment s’en est-il sorti, ce jeune paysan sans force de caractère particulière? Comment et quand a-t-il compris que sous le vernis de la ferveur patriotique, derrière le fantasme de la gloire héroïque des braves soldats de sa compagnie, derrière le rêve en lequel lui-même croyait, ne se terrait souvent qu’un mélange confus de terreur et de haine, alimentant la folie guerrière?

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Rick Bass

“Le roman fut écrit durant les premiers jours de l’invasion de Bagdad; pour cette force émotionnelle, je n’ai besoin ni de reculade, ni de notification. Certains moments historiques et incidents clés sont réels. Pour d’autres, je n’ai pas trouvé de référence au-delà de la vérité de mon propre engagement dans cette histoire, dans son paysage, dans la nature des hommes et des pays en guerre.” – Rick Bass

La décimation est un superbe roman western, qui a été publié aux États-Unis sous la forme traditionnelle du feuilleton; c’était peut-être en partie dû à l’urgence de rebondir sur le ressenti des évènements en cours au moment de l’écriture. Néanmoins, si ce genre de parution échelonnée évoquait le plus souvent les réussites des protagonistes engagés, à travers chaque nouvelle aventure palpitante, nous nous retrouvons ici, suivant le même rythme, face à l’inverse exact de l’héroïsme, pourtant constamment évoqué. Les personnages n’ont finalement plus rien à gagner, une fois que toutes leurs actions auront souillé la légende qu’ils cherchent à créer. Cette légende noire, donc, est inspirée de faits réels, et nous plonge dans l’histoire méconnue de ce qu’était, pour quelques années, la République autonome du Texas; avec tous les solides apports historiques amenés par l’auteur, c’est absolument fascinant. De plus, la plume de ce grand écrivain qu’est Rick Bass, toujours sensible à reproduire un environnement complexe et étudié, propose de nous montrer les magnifiques décors sauvages de cette région qu’il connait parfaitement, ce sud profond et désertique où il a passé ses premières années. C’est un texte emprunt d’une constante poésie, d’une petite musique sèche et rugueuse, proche du rythme d’une échappée libre ou d’une cavalcade, au regard de l’histoire terrible qu’il propose. C’est un grand texte, peut-être différent d’une bonne partie de l’œuvre que l’on peut définir comme plus nature writing de Bass, mais il est en soi pourtant très complémentaire. C’est un très grand bouquin à découvrir, toutes affaires cessantes. Une petite música âpre et étrange sortie de la chaine hifi, un petit fond d’alcool sec dans le verre, et départ.

“La décimation” (The Diezmo – 2005)

Rick Bass / Editions Bourgois, 2007; Editions Points Seuil, 2010

Banderilla – Calexico (2001) –

“…Une fanfare militaire nous avait rejoints, venant d’on ne savait où, ils avançaient parfois silencieusement à côté de nous, en portant leurs cuivres brillants, petit ou grands, mais à d’autres moments ils jouaient bruyamment. Nous poursuivions notre marche aveugle, sans nous soucier d’où nous allions ni du destin qui nous attendait; pâles prisonniers dans une terre étrangère, nous avancions dans le désert tel un cirque bigarré et inepte.”

 

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