Esprit d’hiver, de Laura Kasischke

espritdhiver

Il faut posséder un esprit d’hiver
Pour regarder le gel et les branches
Des pins sous leur croûte de neige ;
Avoir eu froid pendant longtemps
Pour contempler les genévriers hérissés de glace,
Les épicéas, bruts dans l’éclat lointain

Du soleil de janvier ; et ne pas imaginer
De détresse aucune dans le bruit du vent,
Le bruit d’une poignée de feuilles,
Qui est le bruit de l’étendue
Emplie du même vent
Soufflant dans le même lieu nu
Pour qui écoute, écoute dans la neige,
Et, n’étant rien lui-même, ne contemple
Rien qui ne soit là et le rien qui est.”

Wallace Stevens, Bonhomme de neige (traduction Claire Malroux / Editions José Corti, 2002)

Petite banlieue cossue d’une ville anonyme du Michigan, au matin de Noël. Holly se réveille, tardivement, avec la sensation d’avoir fait un rêve étrange, qu’elle a oublié, et dont il ne reste qu’une définitive sentence obsédante: “quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux”. Elle voudrait se donner le temps de creuser ce sentiment nouveau qui la dérange, mais ne peut se le permettre; ce soir elle reçoit la famille ainsi que les amis pour le dîner de fête, elle doit s’atteler au plus vite pour tous les préparatifs. Alors que son mari Eric est déjà parti chercher ses parents, Holly se retrouve seule à la maison avec sa fille de 13 ans, Tatiana. Au-dehors, la neige emplit l’espace tel un écran opaque de gris et de blanc; le blizzard prend place et la tempête s’annonce bientôt. La chanson de Dylan retentit soudain: A hard rain’s a-gonna fall. Il s’agit de la sonnerie du portable de Holly; Eric est empêché et ne pourra rentrer dans les temps. Les invités appelleront bientôt les uns après les autres, obligés de se décommander, tous dans l’incapacité de sortir de chez eux à cause de la météo désastreuse. La soirée était presque prête; les plats sont préparés et l’énorme rôti cuit encore. Prenant son mal en patience, Holly suggère donc à sa fille de passer le dîner de Noël en tête-à-tête, ainsi serait-ce l’occasion pour la mère et la jeune adolescente de se retrouver dans leur intimité. Mais Tatiana adopte un comportement de plus en plus anormal, inquiétant. Elle est par moments la petite enfant modèle, chérie, que sa mère a toujours connu; et puis l’instant d’après, pleine de violence et hargneuse, elle se moque de Holly et la menacerait presque, devenant bientôt incontrôlable, même dangereuse. L’univers confortable de la maison familiale se transforme peu à peu en un huis-clos angoissant.

Le personnage principal de ce roman est donc Holly, mère de famille trentenaire. Tout au long du récit, elle revient sur le parcours de sa vie; amoureuse de la poésie, elle n’a plus écrit depuis de longues années, depuis qu’elle et son mari ont adopté leur fille Tatiana. Ils sont partis la chercher en Russie, dans un de ces orphelinats tristes et gris comme elle le raconte si bien. C’est leur fille adorée, la plus belle et la plus douce, l’amour de leur vie. Elle se remémore aussi les épreuves que sa maladie génétique lui a fait subir, maladie qui l’a rendue stérile, et le lourd bagage familial qu’elle a porté, à travers les gènes et au-delà. Emprunt d’une grande sensibilité, tout en finesse et description du ressenti, le texte, à partir des souvenirs de Holly, prend pourtant une tournure sombre, alors que le souvenir s’étiole, et que la frontière entre la réalité et le fantasme surnaturel devient lentement trouble. Qui est cette fille qui ressemble à Tatiana et qu’elle ne reconnait pas? Jusqu’où la tension, que l’on sent monter jusqu’à l’effroi, peut-elle mener les protagonistes de cette terrible histoire? Il faudra que le lecteur patiente jusqu’aux toutes dernières pages pour recevoir en pleine face la claque qui en énoncera le sens final et définitif.

Je suis un grand admirateur de l’œuvre de Laura Kasischke; je me réjouissais de découvrir son nouveau roman, et un fois de plus je n’ai pas été déçu, Esprit d’hiver est une pure merveille. On peut y retrouver, comme souvent dans ses livres, une exploration du phénomène de l’adolescence et de ses troubles, qui sont ici vus par une adulte. L’adulte elle-même, comme elle est présentée, ainsi que le décor des milieux de banlieues aisées américaines, s’inscrivent aussi dans les thèmes de prédilection de l’auteur. Et bien sûr, derrière le vernis qu’on nous propose, derrière les portes closes des ces belles maisons, tout dégénère et tout part en vrille. Le surnaturel et l’étrange, dans leur volonté de décaler l’image de ce qu’est la réalité présentée, sont parfaitement distillés au fil des pages; des petits éléments glissés dans le texte déroutent d’abord, jusqu’à ce que leur accumulation, et la montée en puissance du trouble offrent au lecteur un véritable malaise. Le tout est pourtant imprégné de douceur et de sensibilité, et c’est aussi peut-être cela la magie de l’écriture de Laura Kasischke. L’auteur expliquait, lors d’un entretien télévisuel, qu’elle cherchait à travers certains de ses romans à évoquer les saisons, le passage des saisons et à en donner une incarnation féminine. Dans Esprit d’hiver, dont le titre s’inspire d’un poème de Wallace Stevens (1879-1955), nous sommes immergés au plus profond du blizzard du Michigan en compagnie d’une femme et d’une adolescente. Je pense qu’elle a vraiment donné une œuvre, absolument sublime, à son désir d’écrire sur la blanche saison de la région où elle vit.

C’est toujours difficile, je trouve, d’écrire mes modestes petits riens sur Kasischke (c’est le troisième livre d’elle dont j’essaie de parler); je ne sais pas comment dire à quel point c’est sensible et de la plus grande finesse, comment la poésie s’infiltre et magnifie le quotidien, et à quel point c’est terrible et même horrible parfois; de quelle façon ce peut-être sombre et d’une telle noirceur dans l’infime, dans le détail de la finalité. C’est peut-être comme de regarder une peinture, mettons un vaste paysage, et qui nous plait, où l’on se sent à l’aise. Et puis il y a ce petit détail dans un coin, une touche de noirceur qui nous dérange et qui perturbe un peu le champ. Alors on s’approche de la toile, et l’on observe la tache. Et ce que l’on prenait pour le point noir, l’ombre, est en fait une scène miniature où l’on distingue un cadavre, ou un fantôme, ou ce qui vous fait peur, n’importe quoi. C’est quelque chose comme un Jardin des délices de Bosch, version américaine. Et quand on revient en arrière et que l’on revoit la toile dans son ensemble, on ne pourra plus jamais faire abstraction de ce que l’on a découvert. C’est un peu vulgaire et simpliste, mais oui, je crois que c’est un peu comme ça aussi que je prends les livres de Laura Kasischke. Je laisse l’auteur tranquille pour un moment, mais je vous le dis sincèrement, que ce soit pour cet Esprit d’hiver, ou pour n’importe quel livre de sa superbe bibliographie, je vous les conseille tous avec la dernière ardeur!

“Esprit d’hiver” (Mind of winter)

Laura Kasischke / Editions Bourgois, 2013

Rêves de garçons, de Laura Kasischke

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“La Mustang rouge, pareille à une idée fugace et brillante qu’on aurait trempée dans du sang, fonçait entre les murs de pins blancs qui s’étiraient loin devant à perte de vue, et loin derrière, dans les limites du rétroviseur.”

Michigan, années 70. Alors qu’elles passent leurs vacances dans leur camp d’été de pom-pom girls, Kristy, Desiree et Kristi décident de fuguer une journée pour aller se baigner dans le lac des Amants, à quelques kilomètres de la colonie. Embarquées dans le petit bolide d’une des filles, lancées sur la route forestière, elles s’arrêtent un instant à une station service, où se trouvent déjà deux garçons avec leur vieux break mangé par la rouille. Peut-être étonnés de rencontrer ces majorettes si apprêtées, sophistiquées, les deux jeunes leur lancent des regards appuyés; jusqu’à ce que Kristy leur retourne un de ses beaux sourires photogéniques. Quand elles repartent, le break est derrière elles sur la route, et semble les suivre. Poussant la provocation envers des types qu’elles imaginent comme des péquenots, les filles font demi-tour et, arrivant face à eux, leur exposent leur poitrine en riant, nargueuses, puis s’en vont au plus vite en les semant avant de rentrer au camp. Mais se sont-elles vraiment débarrassées de ces garçons? Cette insouciance adolescente trouvera certainement un écho à sa hauteur dans un dénouement dramatique.

Après ma lecture de La couronne verte, je poursuis dans l’œuvre superbe de Laura Kasischke, et suis toujours abasourdi par cet auteur. Il y a beaucoup de rapprochements à proposer entre ces deux ouvrages, les deux évoquant des vacances de jeunes filles de 17 ans qui tournent à la catastrophe. Ici, la couleur choisie et occupant tout l’espace sera le rouge: teinte de la Mustang, c’est aussi celle des uniformes de pom-pom girls que portent les personnages ou la couleur des ongles peints de ces gamines; ce sera au final aussi un rouge vermeil de sang. Nous retrouvons trois ados, dont une est la narratrice; nous voyons donc le monde à travers leurs yeux, et en leur cœur ressentons les peines et les joies de cet âge, de ce sexe. Quelques futilités bien nécessaires, des premières histoires d’amour (ici les valentins se nomment Chip, ou T.J.), des amitiés pour la vie ou des haines tenaces dans la compétition. Par la grâce de ce que je ressens comme de l’affection de l’auteur pour ses personnages, ceux-ci ne sont jamais ridicules ou risibles, ils sont plutôt fragiles, et l’on ressent bien ce que la construction des caractères amène de complexité dans la description de l’adolescence, cette période si trouble. Beaucoup de papillons dans La couronne verte; ici ce sont de grosses cigales qui colonisent le livre, tonitruantes, envahissantes; Kristy sera chamboulée d’en voir une à l’agonie sur le chemin, remuant encore ses pattes et brassant l’air comme cherchant à s’échapper de la mort, avant qu’une majorette moins intriguée ne l’écrase paresseusement. Ces deux ouvrages proposent aussi comme point de départ ce qui pourrait ressembler à des légendes urbaines, ou de celles que l’on se raconte le soir au coin du feu pour se faire peur. Rêves de garçons est truffé de petites histoires sordides, de meurtres semi-légendaires où le fantôme de la victime hanterait encore les lieux. Ceci contribue, dans l’avancée du roman, à établir un climat d’angoisse, sinon d’horreur. Quelque part, en certaines scènes étranges du livre, nous sommes aussi confrontés au surnaturel. Avançant dans l’histoire, ne sommes-nous pas nous-même pris au piège d’une de ces légendes terrifiantes, à faire frissonner le lecteur solitaire dans la nuit silencieuse?

Comme pour ma précédente lecture d’un roman de Kasischke, il ne faut pas que j’en dise trop; le sort en ses livres est jeté, est c’est un mystère fragile, le piège étant une toile d’araignée que l’on ne devine qu’en certains angles selon la lumière. Il faut savoir aussi que l’insecte à l’affut, attendant au point de la plus haute tension dans la trame du texte, ne se trouve jamais où on l’attend. Je voudrais évoquer encore cette idée du cliché dans les œuvres de l’auteur, mais je pense que c’est moi qui suis surtout étonné de me laisser encore si facilement emporter dans  des univers qui me semblent des clichés. Rêves de garçons, c’était peut-être mon rêve vulgaire de garçon: un monde empli de cheerleaders en camp de vacances. En compagnie de Kristy, Desiree et Kristi, je découvrais une autre facette de cet univers adolescent, et je me suis rendu compte à un moment, à travers ce qu’elles peuvent bien ressentir, que c’était aussi ma propre adolescence qui remontait à la surface. C’est aussi tout l’art de l’auteur d’élaborer, tout en nuances et fines touches complexes, de véritables êtres de chair et de sang, auprès desquels nous pouvons nous accrocher, ou nous confronter, et qui peuvent être des miroirs, ou du moins des catalyseurs pour notre propre introspection.

“Rêves de garçons” (Boy Heaven – 2006)

Laura Kasischke / Editions Bourgois, 2007; Le livre de poche, 2009

La couronne verte, de Laura Kasischke

la couronne verte

“La route était à présent bordée de ténèbres vertes.”

Élèves de terminale en leur lycée d’une petite ville du Michigan, Michelle, Anne et Terri s’embarquent, attirées par cette dernière, pour un spring break à Cancún. Ainsi se retrouvent-t-elles à l’Hôtel del Sol, en compagnie de centaines d’étudiants presque tous venus pour l’alcool à foison, les fêtes débridées et les coups d’un soir de vacances. Mais Michelle et Anne, après un début de séjour placé sous le signe d’un piteux farniente accompagné de trop de cocktails Blue Sky, commencent à s’ennuyer. Quand elles rencontreront un mystérieux inconnu au bar de leur hôtel, qui leur proposera une visite guidée inédite des ruines de Chichén Itzá, à une centaine de kilomètres de leur lieu de résidence, elles oublieront bien vite les précautions serinées par leurs parents. Les voici montées dans la voiture, parties sur les routes de la péninsule; elles ignorent encore qu’elles ne reviendront pas indemnes de ce voyage.

Ne pas trop en dire, ne pas trop évoquer la construction de ce merveilleux roman de Laura Kasischke, aussi beau que tous ceux de sa bibliographie; au risque de froisser l’architecture fragile mise en place par l’écrivain, que chaque lecteur visite et arpente, y amenant sa propre sensibilité. Je pense souvent à sa métaphore des papillons, qui revient régulièrement; et ses ouvrages me semblent tressés de la même matière diaphane que leurs ailes, ce quelque chose de brillant que l’on aperçoit et qui parfois disparait, comme fondu dans le paysage qui se déploie derrière, et qui en fait parfaitement et absolument partie, comme uni à lui. Il faudra tourner autour, l’aborder discrètement.

Laura Kasischke, native et vivant toujours dans l’état du Michigan, est d’abord connue aux États-Unis pour sa poésie, qui n’est malheureusement pas traduite en français, mais dont  la richesse d’images, et la subtilité de la gamme d’émotions transparaissent dans tous ses romans traduits. Quantité d’insectes, d’oiseaux, de plantes, s’agrippent à la trame de l’histoire pour amener le lecteur, dans un vivier fourmillant, à se retrouver au plus proche du ressenti des personnages; c’est très subtil, c’est d’une grande finesse, et cela tombe toujours juste, à notre dépourvu presque, tant l’auteur part toujours d’un véritable lieu commun, d’un cliché, pour nous amener vers quelque chose de neuf, d’inédit, de totalement déroutant.

Le cliché, la légende urbaine, le fait divers; la plupart des romans de Kasischke exploitent ce prétexte, dans une pure veine du côté sombre du rêve américain. Alors que certains textes évoquent un drame de majorettes en colonie de vacances (Rêves de garçons), la fin du monde suite à une mystérieuse grippe ravageuse (En un monde parfait), ou la face obscure des banlieues proprettes à la Wisteria Lane (Un oiseau blanc dans le blizzard), La couronne verte s’attaque au cauchemar des spring break américains. Le décor triste, froid et violent des complexes hôteliers où les personnages se retrouvent est mis en totale opposition avec la nature luxuriante, aux couleurs baignées de soleil de cette région du Mexique. Les chapitres se découpent en deux voix, celle de Anne et celle de Michelle. Si la première est sa propre narratrice et qu’elle nous raconte la terrible histoire, la seconde, épaulée par l’auteur, semble être passée à travers quelque chose et est peut-être entrée en communion d’abord, sinon en transe ensuite, avec l’essence de ce voyage. Alors que l’on peut rire de la couche vulgaire sur laquelle la trame s’est construite, bien que le thème du spring break soit plutôt original, au fur et à mesure de l’avancée avec ces petites adolescentes envers lesquelles nous nous prenons d’affection, le malaise s’installe, puis la peur, puis l’angoisse. Je m’arrête là, afin de ne pas briser les secrets de ce livre sublime, que je vous encourage absolument à découvrir.

Je lisais ce roman de jeunes filles perdues alors que près de chez moi les secours s’activaient dans une vallée de montagne pour retrouver une randonneuse solitaire disparue. J’étais baigné dans le vert du livre, le vert partout; le vert des plantes, celui des ailes des oiseaux, celui de l’eau et même celui du ciel en de rares et infimes instants du crépuscule avant que tout ne soit emporté, avant que tout ne disparaisse dans ces ténèbres. Et j’ai beaucoup pensé à elle ces jours, je voulais qu’elle ressorte de cette nuit, je voulais de tout cœur qu’elle ressorte de cette nuit.

“La couronne verte” (Feathered – 2008)

Laura Kasischke / Editions Bourgois, 2008; Le livre de poche, 2010