La malédiction d’Edgar, de Marc Dugain

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House of Cards

“Nous voulons simplement explorer une période de notre histoire où se côtoyaient la paranoïa, la schizophrénie, la misogynie, le racisme et l’antisémitisme à l’ombre de notre pudibonderie fondatrice. C’était le temps comme l’écrivait William Styron de la “passerelle chancelante entre le puritanisme de nos ancêtres et l’avènement de la pornographie de masse”. On y parlera aussi du pouvoir, même si c’est un sujet un peu démodé.”

Mémoires apocryphes de Clyde Tolson, fidèle second de J. Edgar Hoover pendant toute la durée de son mandat de Directeur du FBI, soit près de 48 ans à la tête d’une agence fédérale de police judiciaire et de renseignement. À travers le regard de son ami, seul confident et peut-être amant, se dresse le portrait d’un homme qui, traversant les tempêtes et naufrages d’un siècle mouvementé, aura bien vite compris que la véritable mainmise sur le pouvoir ne s’obtient pas avec un programme électoral échelonné sur 4 ou 8 ans, ni sur des paroles ou des promesses, mais sur l’enracinement profond de sa propre influence sur tout ce qui est décidé. Gardien de la morale et des valeurs puritaines, ayant servi sous les ères de 8 présidents, Hoover aura préféré utiliser son immense force de frappe pour lutter contre ce qu’il nommait le “cancer” communiste, la menace rouge. Ses différentes actions, depuis la Seconde Guerre mondiale et pendant les grandes crises de l’époque de la Guerre froide, auront profondément – et durablement – participé à modifier les règles de la politique américaine. Niant pendant longtemps l’existence d’une organisation mafieuse ramifiée dans tout le pays, au risque de se mouiller lui-même, il n’aura pourtant pas manqué de recueillir, grâce à un réseau d’espionnage complexe mis en place par son service, quantité d’informations compromettantes qui pouvaient lui servir à faire chanter, ou tomber, quiconque se mettait en travers de son chemin.

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J. Edgar Hoover et Clyde Tolson, octobre 1942

Ce qui se dresse bientôt face à lui, et qu’il n’avait pas prévu, c’est l’éclosion d’une véritable nouvelle dynastie, celle des Kennedy. Premières rencontres dans les années 1930 avec le père, Joe, investisseur roublard qui deviendra ambassadeur au Royaume-Uni alors que les premières bombes pleuvent sur Londres. De retour au pays, ce dernier s’engagera dans une politique isolationniste, quitte à tremper sa verve dans la boue antisémite de l’époque. Vision, telle celle de Charles Lindbergh peut-être, que l’Amérique a plus en commun avec les dictatures fascistes qu’avec le reste de l’Europe ? Il n’en reste que cette posture, contredite par l’Histoire, l’empêchera à jamais de briguer sa place à la Maison-Blanche. Au sortir de la guerre, il mettra donc sa fortune en jeu pour que l’un de ses fils y parvienne. L’ainé, engagé sur le front, est mort au combat; l’héritier sera donc le second de ses garçons, John Fitzgerald, qui rejoint le parti démocrate, avant de se faire élire, quelques années plus tard, sénateur au Congrès. À ce moment de l’histoire, Hoover a déjà récolté ses infos, et sait qu’il devra compter avec ce jeune loup ambitieux. Mais ce qu’il ne comprend peut-être pas, c’est que cet homme, et ceux de sa génération, n’ont plus rien à voir avec les anciens de son époque. Ces nouveaux venus, cette “brightest generation” des jeunes héros de guerre, parlent de Nouvelle Frontière, d’un monde nouveau à venir, autant technologique que plus égalitaire. Et surtout, cachant quelques travers honteux, ils savent soigner leur image publique, utilisant les médias mieux que Hoover, pour le Bureau ou pour lui-même, n’ai su le faire. Ils semblent vouloir jouer leurs cartes sans tenir compte de lui, du FBI et de sa stratégie, ce qui lui est insupportable. Pourtant, malgré ses efforts, Hoover ne parviendra pas à empêcher l’élection de Kennedy à la présidence, le 8 novembre 1960. Début des 1000 jours de règne.

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JFK, Robert Kennedy et J. Edgar Hoover, 1961

L’une des premières actions menées par le président est de virer l’Attorney General (équivalent d’un ministre de la Justice) pour le remplacer par son jeune frère, Robert Kennedy, qui devient ainsi le supérieur de Hoover. Bobby, décrit comme un petit roquet enragé, ne se prive pas de couper l’herbe sous les pieds du Directeur, allant jusqu’à ordonner de limiter le pouvoir d’action du FBI à l’intérieur des frontières. Critiquant ouvertement le service, il tente aussi de le réorienter vers la lutte contre la pègre, vers ce dangereux cul-de-sac dont personne ne sortira indemne. La rumeur persistante court aussi que, si JFK est réélu pour un second mandat, il exigera la démission du vieux Edgar. Désastre de la Baie des Cochons, Crise des missiles cubains, puis tentative de Détente de l’Amérique face au bloc communiste: alors que le monde, pris au piège, était à quelques secondes de sombrer, il s’est trouvé des gens pour juger ce président trop mou, peut-être un peu trop rouge. Il a commencé à se murmurer, dans des cercles restreints que l’on croyait confinés, qu’il faut au plus vite l’éjecter, qu’il faut s’en débarrasser. Ce ne sont pas la mafia, ni les politiciens, ni les cubains, ni les hommes d’affaires texans: c’est une idée. Et Edgar sait, lui qui entend tout, qui a des oreilles partout, il sait. Il sait et il ne fait rien.

22.11.1963

Dallas, 22 novembre 1963 (film Zapruder)

Apogée de l’intrigue du roman, l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy marque l’instant où le jeu politique engagé par les différents acteurs se transforme en une arène sauvage, et à la vue de tous, utilisant les mêmes codes médiatiques qui ont fait et défait les prétentions de chacun. Ce n’est pourtant pas la fin de l’histoire: quelques années plus tard, des personnages comme Martin Luther King et Robert Kennedy tomberont aussi sous les balles de tueurs solitaires, sans que les différents services fédéraux, dont le FBI, ne puissent empêcher les meurtres. À la tête du Bureau, toujours Hoover, en place jusqu’à sa mort en 1972. La malédiction d’Edgar, c’est peut-être d’avoir incarné presque à lui seul cette zone d’ombre de la justice et de la politique américaines, de 1924 jusqu’à son décès. D’avoir tout su de tout le monde, d’avoir joué avec tout le monde pour asseoir durablement son siège auprès des plus hautes sphères décisionnelles, quitte à ruiner la vie de ceux qu’il jugeait comme ses adversaires, et quitte à ruiner la sienne en ne la vivant pas.

La malédiction d’Edgar est une fiction fascinante, énormément documentée, et qui fait voyager le lecteur, en finalement peu de pages, le long de presque tout un siècle. J’ai néanmoins pris quelques distances avec les personnages, car je les ai trouvé présentés d’une façon délibérément très noire, trop noire même; JFK y est plutôt décrit comme un arriviste sans scrupules, alors que tout ce que j’ai pu lire ces derniers temps, et l’image que la mémoire universelle rend de lui, lui prête plutôt un vibrant hommage. Concernant son assassinat, l’auteur penche donc vers la théorie du complot, question dont on n’aura pas de réponse ( si on aura une un jour) avant que tous les contemporains du “crime du siècle” ne soient morts. En tout cas, la littérature autour de cet événement est d’une richesse incroyable, et comme il y a presque autant de pistes que d’enquêteurs, les angles d’attaque ne manquent pas. C’est parfois très tordu, surtout depuis internet, et c’est parfois comme une excellente Série noire. Dans ce roman, on pense parfois aux polars de James Ellroy pour l’ambiance, et à la série House of Cards pour la sophistication des manigances diverses. Et c’est donc un sacré bon show que ce bouquin, comme (presque) seuls les américains peuvent en proposer… À découvrir ou redécouvrir!

La malédiction d’Edgar

Marc Dugain / Editions Gallimard, 2005; Editions Folio poche, 2006

A Hard Rain’s A Gonna Fall“, de Bob Dylan (1963), the voice of his time:

“Qu’as-tu entendu, mon fils aux yeux bleus?

Qu’as-tu entendu, mon cher et tendre?

J’ai entendu le son du tonnerre, rugir un avertissement,

Entendu le hurlement d’une vague qui pourrait noyer le monde entier…

Et c’est une dure, c’est une dure, c’est une dure, c’est une dure,

C’est une pluie dure qui va tomber.”

Ciel d’acier, de Michel Moutot

ciel d'acier

Skywalkers

“Avant l’invasion de nos terres, nous étions des charpentiers, des bâtisseurs de longues maisons. Quand les anciens ont compris qu’ils ne pourraient pas vaincre les envahisseurs venus de l’Est, ils ont gagné par leur travail, leur sueur, leur courage et leur sang leur place dans ce nouveau monde. Nous en sommes fiers. Nous n’avons que faire de leur sentiment de culpabilité qu’ils rachètent par des allocations, des détaxes sur les cigarettes ou des licences pour l’ouverture de casinos. Un ironworker ne vit pas de charité. Quand j’avance sur ma poutre, au-dessus de Manhattan, quand j’assemble à la main les pièces de leurs cathédrales d’acier, je ne suis pas dans leur univers mais dans le mien. Je marche où personne n’a marché avant moi. Dans le ciel. Avec les aigles.”

New York, quartier des affaires, en la pointe sud de Manhattan. John LaLiberté, Indien Mohawk descendu depuis quelques mois de la réserve canadienne de Kahnawake pour travailler sur le chantier d’un building, est arrivé à l’heure pour commencer sa journée, en ce mardi 11 septembre 2001. L’assemblage des structures métalliques de ce nouveau gratte-ciel étant presque terminé, il ne reste aux monteurs d’acier qu’à connecter les quelques dernières poutres, là-haut sur les sommets, ce à quoi John s’emploie. Vue imprenable sur la ville, sur tous les monuments que lui et ses aïeux, amérindiens réputés sans peur du vide, ont participé à élever: Empire State Building, Chrysler Building, Pont Verrazano et Twin Towers, horizons infinis et montagnes d’artifices tutoyant le ciel. À 8h46, en ce matin radieux, un bourdonnement étrange s’amplifie et fait bientôt vibrer l’air ambiant: levant la tête, John aperçoit la carlingue d’un avion de ligne filant juste au-dessus de lui, fonçant sur la cité. Dans les secondes qui suivent, un Boeing 767 d’American Airlines s’écrase contre la Tour Nord du World Trade Center.

Stupeur face à l’incroyable événement. Et le temps que John et tous les employés redescendent de leurs postes et se regroupent, un second avion vient percuter la Tour Sud. Cris de panique, hurlements des sirènes, quartiers bouclés, état de siège général. Les minutes à venir, celles dont nous avons tous été témoins, sont parmi les plus terribles: comment venir au secours de toutes ces personnes piégées, qui lancent des appels bientôt désespérés depuis des fenêtres si hautes? Comment combattre des feux que l’on ne peut atteindre? Un total sentiment d’impuissance envahit tous les cœurs. Apothéose du drame, moins de 2 heures après la première attaque, les tours s’effondrent l’une après l’autre, causant un gigantesque nuage de poussière, et réduisant le site du WTC à l’état d’une immense ruine. Ground Zero: c’est là que John LaLiberté sait qu’il doit se rendre. Les secouristes, à la recherche de survivants, auront besoin de monteurs d’acier pour leur ouvrir des voies dans cet amas de ferrailles. Il rejoint donc les volontaires de sa corporation, et s’engage de suite dans cet enfer fumant, muni d’un simple masque de papier et d’un chalumeau: première mission, viser les bips des GPS que portaient les pompiers disparus, enterrés lors de l’écroulement, que l’on entend, funèbrement, rythmer le désastre sans fin…

ground zero

Ground Zero (Portraits from Ground Zero, A+E TV)

 Les tours du World Trade Center, c’était la fierté d’une nation, l’un de ses symboles, et c’étaient d’ailleurs les plus hautes constructions au monde lors de leur inauguration au début des années 1970. Mais c’était aussi la fierté d’un peuple, celui des Indiens Mohawks, dont beaucoup de membres, charpentiers de l’acier de génération en génération, ont travaillé sur le chantier. Le père de John LaLiberté, Jack, avait fait partie des manœuvres venus à New York pour y contribuer; il n’est jamais rentré. Il y a perdu la vie accidentellement, en chutant d’un étage élevé non-sécurisé. Sa stèle tombale, en la réserve de Kahnawake où vit toute la famille, est gravée du dessin des tours. Et sa clé à molette, objet presque sacré, avait été cachée au sommet de l’une d’elles. Pour John, héritier tant de la mémoire que du savoir-faire transmis par Jack, le choc provoqué par le 11 septembre révèle en plus une fêlure intime, car c’est pour lui presque comme si le monument de son père s’effondrait. Le besoin de participer aux premiers secours, puis de remettre de l’ordre dans ce chaos, avant de participer peut-être à l’élaboration d’un nouveau projet, ressemble donc pour lui bientôt à une véritable quête.

L’Honneur des Mohawks, peuple de la nation Iroquoise, parqués dans des réserves à la frontière canadienne dans le courant du XIXe siècle. Peuple de bâtisseurs, charpentiers aguerris, qui se sont vite rendus utiles alors que les entrepreneurs du Nouveau-Monde recherchaient de la main-d’œuvre pour monter les premiers ponts de fer, à la suite des premières routes et des lignes ferroviaires, puis plus tard des buildings brillants d’acier. Légende dorée des Indiens qui n’ont pas le vertige, marchant d’un pas léger sur les lointains pylônes stratosphériques, dans les immenses cieux. Ces histoires qui se transmettent dans la communauté, les “récits des anciens“, constituent aussi une part de ce qui a nourri John depuis son enfance, et le souvenir de l’un de ses ancêtres, premier ironworker de sa famille, condamné à l’exil par la tribu suite à un accident sur un chantier, ravivera chez lui le sentiment d’appartenance à sa culture.

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Joe Regis, ironworker Mohawk, 1960 (photographe inconnu de moi)

Ciel d’acier, premier roman de Michel Moutot, entremêle 3 époques distinctes: si la base de l’histoire propose de suivre John LaLiberté depuis le 11 septembre 2001 jusqu’à nos jours, et constitue en quelque sorte la charpente de l’ouvrage, différents chapitres alternent le récit en cadrant soit sur le père de John, avec les derniers moments de la vie de Jack avant son accident en 1970, soit sur la vie de l’ancêtre, Manish, vivant au Canada au tout début du XXe siècle. La narration, étirée ainsi sur plus de 100 ans, nous offre une fascinante vue d’ensemble sur l’étonnante destinée de cette tribu Mohawk, riche d’anecdotes et d’événements marquants. Mais le plus impressionnant, c’est la véritable “couverture littéraire” mise en place par l’auteur lorsqu’il revient sur Ground Zero, depuis le day of disaster jusqu’aux semaines, mois et années qui ont suivi. C’est d’une richesse documentaire exceptionnelle, et l’on sent bien l’apport du travail journalistique de Michel Moutot, reporter AFP qui était sur place en 2001. Il y a tant de matière, et c’est pourtant toujours amené d’une façon juste, avec un ressenti dosé et maitrisé. Ce n’est pas tant ici la langue, ou l’écriture, qui véhicule, même l’émotion, et pourtant. On pourrait parler de quelque chose d’autre, que j’ai rarement vu ailleurs, et que l’on pourrait imaginer comme un “roman-documentaire”, une sorte de genre hybride. Et si c’est bien tenu, comme c’est le cas avec ce Ciel d’acier, c’est vraiment une merveille. C’est un livre passionnant, original, très touchant, à découvrir de toute urgence. Allez, encore une fois: ce bouquin est une petite merveille.

Ciel d’acier

Michel Moutot / Editions Arléa, 2015

le Rise, de Eddie Vedder (2007)

“Such is the way of the world
You can never know
Just where to put all your faith
And how will it grow?
Gonna rise up
Burning black holes in dark memories
Gonna rise up
Turning mistakes into gold…

Such is the passage of time
Too fast to fold
Suddenly swallowed by signs
Lo and behold
Gonna rise up
Find my direction magnetically
Gonna rise up
Throw down my ace in the hole”

Beloved, de Toni Morrison

beloved

Little girl, little girl, where did you sleep last night?

“Dangereux, se dit Paul D, très dangereux. Pour une ancienne esclave, aimer aussi fort était risqué; surtout si c’étaient ses enfants qu’elle avait décidé d’aimer. Le mieux, il le savait, c’était d’aimer un petit peu, juste un petit peu chaque chose, pour que, le jour où on casserait les reins à cette chose ou qu’on la fourrerait dans un sac de jute lesté d’une pierre, eh bien, il vous reste peut-être un peu d’amour pour ce qui viendrait après.”

Cincinnati, sud de l’Ohio, début des années 1880. Cela fait maintenant 18 ans que Sethe, esclave née dans une plantation du Kentucky, est parvenue à s’échapper du domaine du Bon-Abri, emportant avec elle ses enfants. Elle a pu traverser le fleuve, et rejoindre le Nord, alors qu’une guerre civile sanglante ravageait le pays, afin de rejoindre sa belle-mère, que son mari avait pu racheter à ses maitres, et qui vivait depuis dans une petite maison du 124, Bluestone Road. Il s’est passé que, peu de temps après son arrivée, des hommes du Bon-Abri, qui avaient retrouvé sa trace, ont débarqué là où elle s’était réfugiée pour tenter de la ramener. Quand elle les a vu arriver dans la cour, quand elle a reconnu Maitre d’École, celui dont elle était désignée comme la propriété, Sethe, désespérée à l’idée qu’elle et les siens puissent perdre cette liberté si chèrement acquise, a préféré commettre l’irréparable. Le drame, qui s’est déroulé sous les yeux de tous, a fait reculer les assaillants, qui sont finalement repartis d’où ils venaient. Sethe a été dénoncée et jugée, mais, non condamnée, elle a pu rentrer chez elle.

Depuis, alors que les voisins et amis préfèrent éviter les parages d’un endroit “habité de malveillance”, la belle-mère Baby Suggs est morte, peut-être de chagrin, et les garçons de Sethe ont quitté le foyer sitôt qu’il leur était possible. Cette dernière se retrouve donc seule avec sa fille cadette, Denver, dans une maison qui semble hantée par le fantôme d’un enfant disparu. Au quotidien, le poids de l’impossible deuil leur parait révélé par les apparitions, les signes d’une âme en peine, parfois furieuse et violente, qu’elles ne parviennent à maitriser et avec laquelle elles doivent vivre. Cela jusqu’au jour où Paul D, un ancien compagnon d’infortune, lui aussi échappé du domaine du Bon-Abri, frappe à la porte du 124. Sethe l’accueille et lui offre le gite, avant de bientôt lui ouvrir son cœur. Léger apaisement, le calme parait s’installer dans la maisonnée. La passion naissante entre ces deux écorchés suffirait-elle à faire s’en aller l’esprit dévorant qui s’est emparé des lieux? Mais quelques jours plus tard, une jeune fille sortie de nulle part se présente à eux: elle a l’âge qu’aurait cet enfant perdu de Sethe, et s’appelle Beloved, ce nom gravé sur une pierre tombale, ce nom rappelant la douleur du drame vécu quelques années auparavant…

une famille d'esclaves dans le Sud

Famille d’esclaves dans une plantation du Sud, milieu du XIXe siècle

Puisant son inspiration à partir d’un authentique fait divers, Beloved raconte d’abord avec une force incroyable la destinée d’un peuple soumis pendant des siècles au régime de l’esclavage, ainsi que la difficile conquête de sa liberté, en cette période charnière de l’histoire où un fleuve, une frontière, puis ensuite la proclamation d’un amendement longtemps contesté, pouvaient définir la condition d’un homme. Le roman, dont l’intrigue principale se situe peu après 1880, enfonce pourtant ses racines loin dans le temps, et c’est à travers les souvenirs de Sethe, la narration du parcours de sa vie étalée tout au long de l’histoire, ramifiée, à l’image de toutes les cicatrices de coups de fouet qui marquent son dos, que nous découvrons peu à peu le récit de la vie d’une esclave dans une plantation du Kentucky. Beaucoup de scènes d’une grande dureté, qui ne ménageront pas la sensibilité du lecteur, mais scènes essentielles, qu’il faut rappeler, dont quelqu’un doit témoigner. Et c’est aussi ce témoignage que Sethe doit transmettre à ses enfants, car il est une part de leur héritage; elle qui n’a que peu connu sa mère, avant qu’elle ne lui soit arrachée. Elle qui, comme tant d’autres esclaves, n’avait aucune possibilité de se revendiquer d’une famille – descendante du néant – car celles-ci étaient souvent décomposées, leurs membres revendus ailleurs, parfois tués. Vus comme des biens, des propriétés, comparés à des animaux; c’est au risque de sa vie qu’elle a fait tout ce qu’elle a pu, dépasser tragiquement le possible, pour que ses enfants puissent grandir libres.

Drame de l’Histoire en marche, et drame de l’intime; le roman joue superbement, évoquant avec finesse le geste terrible qu’a dû commettre Sethe, sur la notion d’un deuil que l’on ne peut surmonter. Les fantômes du passé nous hantent, et l’on doit vivre avec eux si l’on ne peut les enterrer. Réalisme magique, anti-parabole teintée du prisme du vaudou, où les morts reviennent, enfants prodigues du remord, tourmenter les vivants: au-delà de la mort, voici que se présente à nous le spectre de la bien-aimée, la bien-aimée Beloved. J’ai lu cet ouvrage d’une seule traite, ayant enchainé après le Home qui m’avait fait découvrir Toni Morrison. Je dois dire que j’avais les larmes aux yeux tout du long, je ne m’estime pas très sensible mais peut-être est-ce une circonstance du moment qui faisait que cela jouait avec mes nerfs. C’est un roman ample, mais empli de cette eau boueuse qui ne laisse que peu entrevoir de timides rayons, un roman profond, qu’aucun hasard n’offrirait de place à de la légèreté, sinon dans la sensibilité émotionnelle qui s’en dégage, travail de l’écrivain sur la psychologie fouillée de ses personnages. C’est un roman qui m’a beaucoup marqué, que je n’ai pu lâcher, mais que je n’ai en aucun moment pu prendre comme un divertissement; il est pourvu d’un supplément qui raconte la vie et l’essence d’une vie, prise dans les soubresauts d’une histoire terrible et difficile à raconter. Alors j’ai beaucoup appris, on m’a dit ce que c’était et comment ça se passait; et j’ai beaucoup ressenti, on m’a fait entrevoir quelque chose qui m’a enrichi sentimentalement. À ce stade, je ne sais pas quoi demander de plus à un roman. Beloved est bien, assurément selon moi, le chef d’œuvre dont j’avais beaucoup entendu parler, un de ces bouquins à lire avant de mourir.

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Extrait du Cincinnati Gazette, 29 janvier 1856 (archives Ohio History)

Beloved (Beloved – 1987)

Toni Morrison / Editions Bourgois, 1989; Editions 10/18, 1993)

traduit par Hortense Chabrier et Sylviane Rué

In the Pines, des Kossoy Sisters (1956)

“Little girl, little girl, where did you sleep last night, not even your mother knows…”

Home, de Toni Morrison

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Oh Sinnerman, where you gonna run to?

“Ils ont fait pire que des combats de chiens. Ils ont transformé des hommes en chiens.”

Seattle, milieu des années 1950. Frank Money, soldat afro-américain rapatrié à Fort Lawton dès la fin de la Guerre de Corée, rentré indemne, mais hanté par tous les morts qu’il a laissé derrière lui, ne se résout pas à retourner auprès des siens. À Lotus, petit village rural de Géorgie où il a grandi, l’attendent pourtant sa sœur Cee, ainsi que les parents des amis avec lesquels il s’était engagé, compagnons qu’il a vu tomber au combat, croix blanches abandonnées sur de lointains rivages, et qui ne reviendront jamais. Errant dans le quartier central de la grande Rainy City, tentant de s’oublier dans les mirages éphémères de l’alcool, recueilli par une femme aimée qui ne voudra bientôt plus trainer pareille épave, Frank se retrouve définitivement jeté à la rue, lorsqu’il reçoit une missive laconique annonçant que sa sœur, partie depuis vivre à Atlanta, est malade et se meurt. Cette dernière, mariée à un homme volage qui l’a abandonnée dès leur emménagement dans la capitale, avait finalement trouvé un emploi chez un riche médecin Blanc, descendant d’une grande famille qui a beaucoup perdu au sortir de la Guerre de Sécession. Cet étrange docteur aurait-il utilisé Cee comme cobaye pour quelque triste expérience? Le désespoir de Frank se mue alors en terreur à l’idée de perdre sa cadette adorée, sa confidente, celle avec qui il a tout partagé depuis l’enfance. C’est donc pour elle seule qu’il se décidera à reprendre le chemin vers le Sud: pour aller la chercher, et tenter de la ramener chez eux, en leur maison de Lotus.

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A Country Divided: reportage photographique de Gordon Parks dans le Sud rural des années 1950 (photo G. Parks / Life)

Reprendre à rebours la route de l’exode, empruntée par tant de personnes de couleur depuis l’abolition de l’esclavage, s’avère un périple semé d’épreuves pour Frank Money: c’est d’ailleurs sans argent et sans presque aucune ressource qu’il devra d’abord traverser les États du Nord, en cette période de suspicion à l’égard des voyageurs étrangers, alors que le pays s’embrase sous les menaces des partisans du Maccarthysme, de ceux qui voient des traitres communistes partout, même chez leurs vétérans de guerre. Sa médaille militaire ne lui servira pas non plus une fois qu’il sera arrivé dans le Sud: sitôt l’ancienne frontière avec le Dixieland franchie, se déploie l’immense épouvantail Jim Crow des lois de la ségrégation raciale et Frank, Noir parmi les pauvres Noirs et rien d’autre, devra y faire face. Les temps n’ont pas encore changé depuis son départ, et les panneaux signalant White only / Colored only, lentement ternis par les ans, n’ont pas jamais été enlevés. Personne n’aura encore refusé de céder sa place à un passager Blanc dans un bus, et personne n’aura encore chanté les morts solitaires et anonymes de tant de Hattie Carroll.

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A Country Divided: reportage photographique de Gordon Parks dans le Sud rural des années 1950 (photo G. Parks / Life)

Home, court roman d’un peu plus de 140 pages, s’ouvre sur un souvenir d’enfance commun à Frank et Cee. Un jour, alors qu’ils se baladaient dans les champs aux abords de Lotus, ils surprennent un rassemblement d’hommes qui assistent à ce que les gamins voient comme un formidable combat de chevaux; quelques instants plus tard, les inconnus qu’ils épient enterrent un corps à la sauvette. Le sens de cette scène, puissant fil conducteur, mais néanmoins caché tout au long de l’histoire, ne sera révélé qu’à l’ultime fin du livre, alors que les chapitres s’attachent à faire poursuivre les trajectoires éclatées de ces deux âmes qui cherchent à se retrouver, et à retrouver leur foyer. L’on suit avec autant de passion le parcours de Frank, plongé dans cette sombre Amérique en proie à toutes sortes de démons, qui reflètent amèrement les péchés que lui-même a pu commettre alors qu’il portait l’uniforme de soldat U.S en Corée, que le drame plus intime qui aura mené Cee entre les griffes d’un dangereux homme de science. Si peu de pages, et pourtant, une telle intensité se dégage dès les premières lignes du texte. Il suffira parfois d’une seule poignée de mots pour dessiner une image, une métaphore évoquant le sentiment profond qui cherche à transparaitre. On est souvent dans ce silence lourd, captivés par la magie de l’écriture, mais captifs des horreurs quotidiennes subies par la plupart de ces personnages vivant sous l’ère de la ségrégation, spectateurs que nous sommes de toute cette violence, tant physique que morale. Et le mal, cette valeur floue et mouvante, se cache aussi dans les détails, et dans les paysages; ainsi, les terres fertiles de Géorgie, où se trouve Lotus, où se trouve la maison, sont dans le souvenir baignées d’un “soleil malsain”. Et au détour d’une description l’on se rappellera, fugace vision de verdure épanouie nourrie d’explosions de couleurs, les magnolias, les cerisiers, les sycomores ou peupliers: les arbres du Sud portent parfois un fruit étrange.

J’ai donc enfin ouvert une porte vers l’œuvre de Toni Morrison avec cet ouvrage qui m’a beaucoup impressionné. Si je pense être un lecteur plutôt facile et bon public, ça faisait longtemps que je ne m’étais plus laissé surprendre par un point précis dans un bouquin, qui concerne la capacité d’un écrivain à faire comprendre un sentiment qui m’était en l’occurrence totalement étranger. Quand Morrison évoque les troubles qui rongent Frank Money, liés à ses souvenirs de guerre, elle parvient, par petites touches et comme en avançant à tâtons, à désigner le point précis où ce dernier a craqué, et ce qu’il a ressenti pour en arriver là. Bien sûr, on peut imaginer que tout a déjà été dit, et qu’il reste des façons de le dire, je ne sais pas, mais j’ai en tout cas été grandement touché, et totalement conquis par la finesse dramatique déployée par l’auteure. Je continue donc ma découverte et me lance dans son fameux Beloved, dont j’espère parler ici prochainement. En attendant je ne peux que conseiller avec la plus grande ardeur, et sans aucune réserve, cette merveille de petit livre qu’est Home, claque et classique instantané, tout en un!

toni morrison

Toni Morrison

Home (Home – 2012)

Toni Morrison / Editions Bourgois, 2012; Editions 10-18, 2013

traduit par Christine Laferrière

Sinnerman, de Nina Simone (1965)

“So I run to the river, it was bleedin’
I run to the sea, it was bleedin’
I run to the sea, it was bleedin’
All along dem day…”

Nos disparus, de Tim Gautreaux

nos disparus

Row Row Row your Boat

“Il y avait dans sa vie des disparus qui découpaient d’énormes trous dans le ciel de la nuit…”

Sam Simoneaux, ancien soldat américain, vétéran de la Première Guerre mondiale débarqué en Europe le jour de l’Armistice, et qui n’aura connu là-bas qu’un vaste champ de ruines et de mines à désamorcer, est de retour en Louisiane. En ce début des années 1920, installé à La Nouvelle-Orléans, bientôt marié et père d’un petit garçon qu’une sale maladie lui aura bien vite arraché, il parvient à se faire engager comme responsable d’étage dans un grand magasin de la cité. La roue tourne, cette vaste roue à aubes tantôt le nez au ciel et puis l’instant d’après plongée dans les eaux troubles: la roue tourne, parfois dans tous les sens, aspire et noie sans préférence. Et Sam, qui sera revenu de l’armée affublé du sobriquet de “Lucky”, Sam le chanceux, est bien placé pour le savoir. Le jour où il est témoin de l’enlèvement d’une fillette sur son lieu de travail, il est licencié pour n’avoir rien pu faire. Les parents de la gamine, des musiciens itinérants qui doivent bientôt rejoindre l’Ambassador, un énorme steamboat d’excursion qui s’apprête à remonter le Mississippi pour poursuivre sa croisière de saison, accablent Sam de tous leurs maux, autant qu’ils le pressent de les aider, étant donné qu’il est le seul à avoir entraperçu les ravisseurs. Ce dernier, rongé par la culpabilité, accepte de les suivre en imaginant l’hypothèse que la petite Lily qui, en compagnie de la troupe, chantait souvent sur le bateau pour un public à chaque fois ravi, a peut-être été choisie, suivie depuis les quais avant d’être kidnappée. C’est donc à bord du navire que l’enquête peut débuter, quand Sam accepte le poste de troisième lieutenant, et que les amarres sont larguées…

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Steamboats en partance sur le Mississippi (photo US Library of Congress)

Route liquide et boueuse ouverte vers l’immensité du vieux Sud; remontée direction Bâton-Rouge, Natchez, et vers ces autres ports, caducs à moitié oubliés, croupissant et moisissant lentement au bord de la rivière impétueuse, cap vers la lointaine Saint-Louis avant de faire demi-tour: au fur et à mesure que le bateau poursuit sa trajectoire, accostant et faisant le plein de nouveaux touristes et noceurs, car ces derniers profitent du statut de hors-la-loi d’un navire en cette période de la Prohibition, Sam tente de recueillir quelques maigres indices sur la disparition de l’enfant. Il apprendra enfin qu’une étrange famille, un clan du temps d’avant comme il ne s’en fait plus, est installée dans les bayous le long du fleuve, en la région de Fault, un lieu que personne n’ose approcher, et s’adonne à des trafics douteux. Ces êtres maudits venus d’une époque révolue, cachés dans les forêts marécageuses, hors les cartes, hors les routes et loin de tous les sentiers auraient-ils joué un rôle dans la disparition de Lily? S’ils sont peut-être les exécuteurs d’un odieux contrat, il faudra néanmoins remonter la piste qui mène jusqu’à eux, vers les coupables, et rendre justice à ceux qui sont les victimes des disparus. Au long d’une quête qui rappellera à la mémoire de Sam le souvenir de ses propres parents, massacrés par des brigands de grands chemins, de son enfance d’orphelin, plus que l’esprit de vengeance, c’est le rétablissement de la vérité qui sera la seule façon d’alléger le poids de la mémoire, et de l’écrasante absence.

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Escale dans les bras morts du fleuve (photo realtyBS.com)

Un rythme très particulier parcourt l’ensemble du roman, comme s’il était basé sur un principe de temps et de contretemps. À l’image des orchestres Noirs et Blancs qui tour-à-tour déchainent les passions sur le pont du bateau, à coups de musique jazz frénétique, puis font s’entrelacer les couples pour une brassée de slows, le livre prend ses aises sur des dizaines de pages, laissant dériver l’histoire au gré d’un courant léger, avant que tout ne soit soufflé par le vent dramatique des destinées entrechoquées. Lecteur, il faut ici savoir prendre tranquillement ses quartiers de plaisance, et savourer le voyage. L’Ambassador, majestueux navire d’apparat et de fête, devient un personnage à part entière: les descriptions de ce palais de bois flottant offert à toutes les extravagances, espace magique s’il en est, se mouvant avec grâce sur les flots animés, emportent la narration dans l’entier de son sillage. Seules quelques bribes de chapitres échappent à l’emprise du steamboat, principalement alors que Sam profite des escales de la croisière pour explorer les marécages à la recherche d’indices pouvant mener à retrouver la fillette enlevée. Et ce sont ces passages, marqués par des rencontres inattendues, creusant le fossé entre la grande modernité naissante des années vingt et la sauvagerie larvée, survivante d’un passé sans lois et sans morale, damnation post-western selon mon ressenti, qui m’ont le plus marqué. J’ai eu cette impression de découvrir dans le détail une époque révolue, qui elle-même remontait à la source de ses anciens tourments reniés, une source du mal, ou peut-être de la faute justement, rendue organique et s’épanouissant dans le décor moelleux qui l’entoure. Coordonnant le tout, c’est aussi une puissante réflexion sur la façon possible d’entretenir le souvenir des proches qui nous sont disparus, égarés ou perdus: illuminer quelque peu le trou noir béant qui les a remplacé, cette matière lourde opaque attirant tout vers elle et ne ressortant rien. The truth is marching in, disait le musicien. Allumez les flambeaux, et montez sur le bateau. Nos disparus est un de ces superbes et profonds romans, qui marquera durement, à découvrir avec la lenteur nécessaire aux œuvres qui s’entendent avant de s’écouter. Et du voyage vers ces obscurs rivages, l’on revient changé.

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…Life is but a dream (photo US Army Corps of Engineers)

Nos disparus (The Missing – 2009)

Tim Gautreaux / Editions du Seuil, 2014

Traduit par Marc Amfreville

Our Prayer – Albert Ayler (1967) –

Après The truth is marching in, parades sauvages et prières (païennes)?

Au secours! Un ours est en train de me manger!, de Mykle Hansen

au secours! Un ours est en train de me manger!

Where The Wild Things Are

“Vous pensez que vous avez des problèmes? Moi, je suis en train de me faire dévorer par ours! Oh, mais désolé, toutes mes excuses, écoutons vos problèmes! Mmm-hmmm? Alors comme ça, votre patron est méchant avec vous? Et votre voiture vous cause des soucis? Et vous vous inquiétez pour l’environnement? Tiens donc! Votre environnement vient juste de me bouffer un pied! Je pisse mon sang sur votre environnement. Je peux donc à présent affirmer sans crainte d’être contredit que MES PROBLÈMES SONT PIRES QUE LES VÔTRES. Alors fermez-la avec vos problèmes, OK?”

Marv Pushkin, directeur de la communication d’une grande agence de Seattle, a décidé d’emmener toute son équipe pour un week-end de chasse à l’ours en Alaska. Du team-building, on appelle ça; mais derrière le prétexte de resserrer les liens entre lui-même et ses différents collaborateurs, de renforcer le noble esprit d’entreprise en mode “struggle for life”, c’est peut-être surtout pour se taper tranquille la jeune et plantureuse Marcia du service clients qu’il a organisé cette petite virée. Les fauves à lunettes, GPS et équipements de luxe sont lâchés dans la nature, le camp de base tout confort est monté; ne reste à Marv qu’à démontrer une fois de plus qui est le grand chef de sa pitoyable bande de lopettes et de femmes soumises, dixit-il. Suite à une première séance managériale ratée où il se retrouve moqué par ses sous-fifres, blessé dans son orgueil démesuré, le Marv embarque dans son rutilant 4 x 4 Range Rover et s’en va se perdre un peu dans la forêt. Mais voilà donc que son paquebot blindé et sur-assuré se permet l’outrecuidance de se laisser percer un pneu. Affairé comme il le peut à réparer le dégât, il se retrouve on ne sait comment coincé sous la voiture, lorsque le cric lâche et que le châssis lui broie une jambe. C’est à ce moment-là qu’un indésirable rôdeur fait son apparition: un énorme ours noir. Attiré par les cris émanant de la Range, il s’approche lentement, et voyant cet appétissant pied qui dépasse de la carlingue, commence à le mâchonner…

“Tu te prends pour un dur, Monsieur l’Ours? J’ai botté des culs plus gros que le tien. Mange, dors et sois poilu; demain, je te crève.”

Commence alors le long calvaire dudit Marv Pushkin, grand prédateur de la jungle des villes et réduit ici à l’état de proie, de pique-nique tranquillement dévoré par l’indélicat ursidé. Heureusement, la glacière se trouvait à portée de main; et c’est aidé de quelques Budweiser et de saucisses Slim Jim, ainsi que de toutes ces précieuses pilules aux planantes vertus dont il ne se sépare jamais, qu’il va tenter de survivre jusqu’à ce que les secours débarquent. Bientôt complètement shooté, détraqué, il laisse aller sa pensée délirante en un hallucinant monologue, empli de haine et de rancœur envers cette satanée, stupide nature, qu’il rêve d’éradiquer.

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(photo wollpaper.com)

“L’Amérique avait presque écrasé la Nature dans les années cinquante, mais ces chevelus caresseurs de baleines se sont faufilés dans l’infrastructure de la société et ont désactivé notre résolution. Ils ont déclaré le cessez-le-feu avec la Nature, mais la Nature ne sait pas quand s’arrêter. La Nature n’arrête pas de chercher la bagarre et je jure sur le tableau de bord de mon Range Rover que la Nature va trouver à qui parler avec moi. Je suis un Homo Sapiens, un humain, et les humains gouvernent cette planète. La Nature est à notre service et la Nature finit dans nos sandwichs. La Nature pourrait se contenter de nous fournir du crabe royal frais, du saumon sauvage Chinook et des bois exotiques pour nos minibars, mais non, la Nature ne veut pas rester à sa place. La Nature veut péter plus haut que son cul. Alors voilà ce que je lui dis: Nature, tu es virée!”

Autant préciser tout de suite que l’intrigue de ce petit livre est presque totalement contenue dans son titre; il ne faudra pas chercher tellement plus loin que l’idée d’un énorme délire transposé en fiction. C’est d’ailleurs, il me semble, l’un des challenges du mouvement littéraire Bizarro, auquel est affilié l’auteur: proche d’une idée de culture populaire allant de la série B jusqu’à la Z, inventant des histoires tordues, détournant les sous-genres, et regardant jusqu’où cela peut mener. Ici, le genre assumé, puis dézingué, comme indiqué sur la couverture, est celui de l’anti nature writing. Et c’en est effectivement un de démontage, pas tant dans les règles, plein de petits coups bas, de moqueries et de sorties assassines; c’est par moments jubilatoire. Le personnage de Marv Pushkin, cliché ambulant, sorte de Loup de Wall Street dont on n’aurait gardé que les travers et la perversité, propose un excellent exemple du cynisme contemporain poussé à l’extrême. Au-delà de la farce légère proposée par Mykle Hansen, restent les grands pavés de délires monomaniaques commis par son héros, peintures au vitriol crachées à la face d’un ours qui lui rit au nez, dont on ne se lasse pas et que l’on relit à voix haute avec plaisir. Au secours! Un ours est en train de me manger! est un bon petit bouquin parfait pour la détente, à savourer avec un petit mojito des vacances bien chargé. Et on espère une traduction prochaine de cet autre ouvrage de l’auteur, au titre très intriguant: Rampaging fuckers of everything on the crazy shitting planet of the vomit atmosphere… Si ça ce n’est pas un bon titre-challenge?!

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Mykle Hansen (photo Ross Blanchard – pdxmag)

Au secours! Un ours est en train de me manger! (Help! A bear is eating me! – 2009)

Mykle Hansen / Editions Wombat, 2014

Sweet Thang, de Shuggie Otis (1971)…. Loaded.

Netherland, de Joseph O’Neill

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Les Tours de Babel

“Je me souviens, également, avoir essayé de me débarrasser d’une nouvelle et intense tristesse que je suis capable seulement maintenant d’identifier sans hésiter: la tristesse qui vous vient quand le miroir du monde n’offre plus de surface dans laquelle on peut reconnaitre son véritable reflet.”

Londres, printemps 2006: revenu vivre auprès de sa femme et de son fils après s’être installé quelques années à New York, Hans van den Broek apprend un jour, au détour d’un article de journal, que l’un de ses amis d’alors, perdu de vue depuis 2 ans, a refait surface; c’est d’ailleurs plutôt son cadavre, aux poignets menottés, que l’on repêche enfin du Gowanus Canal de Brooklyn. Il s’agit bien du corps de Chuck Ramkissoon, qui fut le seul véritable compagnon de Hans pendant son douloureux exil de l’autre côté de l’Atlantique. Alors qu’il pensait avoir surmonté, et tiré un trait sur cette période de sa vie, le drame de cette macabre découverte fait remonter en lui le souvenir de sa longue errance new-yorkaise. Une mémoire à rebours, papillonnant librement à travers lieux et temps, reconstituant lentement le parcours décousu d’une vie, qui lui permettra peut-être de comprendre autant la fin tragique de Chuck que le sens de sa propre destinée.

Tout avait très bien commencé pour les van den Broek, fraichement arrivés à New York: un job d’analyste financier dans une grande banque de la place pour Hans, un poste d’avocate pour sa femme Rachel; la naissance de Jake, leur enfant; un superbe loft dans le quartier de TriBeCa: le rêve américain qui se réalisait. Mais cela, c’était avant le 11 septembre. La catastrophe aura défiguré la ville, ébranlé ses fondements, et ravagé une partie de ses habitants. Traumatisée, Rachel décide de retourner à Londres en y emmenant Jake. Face à cette crise familiale, à l’image de l’effondrement de ce que l’on peut penser comme étant indestructible, Hans ne parvient pas à réagir, et accepte de les laisser partir. Le temps, peut-être apaisera la tourmente. En attendant, il se retrouve seul dans une ville qui par certains aspects semble en état de siège. Incapable de remettre les pieds dans l’appartement familial, il loue une chambre et devient bientôt résident à long terme du légendaire Chelsea Hotel. Alors qu’il reste parfois enfermé plusieurs jours dans ce microcosme très particulier, il trouve parfois la force de sortir pour quelques longues balades en solitaire dans les quartiers environnants et au-delà. À l’image de la cité qui semble peu à peu panser ses profondes plaies, Hans lui-même trouvera dans ses errances, au gré de rencontres inespérées, de quoi se reconstruire un peu.

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Le Tribute in light, 11 septembre 2011 (Getty images)

 C’est en se promenant dans un parc du quartier de Staten Island que Hans fait la connaissance de plusieurs membres d’une équipe de cricket, sport exotique pour les américains (et pour une grande partie du monde). Ayant grandi aux Pays-Bas, il était, gamin, un fervent adepte de cette activité, et c’est avec une joie mêlée d’un peu de nostalgie qu’il rejoint cette team formée uniquement d’immigrés récemment arrivés des Caraïbes, d’Inde ou d’Asie. Et parmi eux, un personnage haut en couleur, Chuck Ramkissoon; originaire de Trinidad, c’est un rêveur exalté, plein de panache, propre aux discours fiévreux et allumés. Self-made-man parti de rien, il déclare aujourd’hui diriger quantité de micro-entreprises, et rêve de créer la première ligue professionnelle de cricket nord-américaine. Fascinant, peut-être mythomane sur les bords, il emmène bientôt Hans à travers ses pérégrinations dans tous les coins de la cité, à la recherche de fonds pour ses projets autant que pour lui faire découvrir la vie de ses camarades, immigrés silencieux, chauffeurs de taxis, employés de cantines ou d’épiceries. Mais ces rencontres enrichissantes et à priori amicales avec les relations de Chuck cachaient peut-être quelque chose qui aura à l’époque échappé à Hans. Ce dernier sera finalement retourné à Londres auprès de sa famille, et ne recevra plus aucune nouvelle de New York, jusqu’à l’entrefilet de journal annonçant le meurtre de Chuck. Et c’est à la lumière de la fin sordide qu’a connu son ami que celui-ci tentera de se souvenir de chaque instant passé, afin d’espérer y trouver un quelconque sens.

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Joueurs de cricket à Marine Park, Brooklyn (photo Bebeto Matthews)

Netherland. De quoi parle ce livre? Il faut peut-être déjà partir du titre, qui propose un point de repère entre la nationalité du personnage principal et narrateur, Hans van den Broek originaire du Nederland, et la vision que celui-ci garde de la vie qu’il a mené à New York, vision déformée par l’expérience de sa propre dépression: le Nether Land, le monde d’en bas, des enfers, le monde sous-terre. Le monde sous-terrain, par élargissement, ce peut être aussi celui d’un peuple silencieux, et dont on ne parle pas. Si lui-même est un immigré, il vient d’Europe et a déjà sa place, grâce à un poste de financier qu’il obtient facilement par transfert, dans des strates relativement importantes de la société. Les gens qu’il rencontre, les gens venus d’Inde, de Trinidad, de Jamaïque, d’Arabie Saoudite et d’ailleurs, certaines de personnes qu’il fréquente par le biais du cricket auront encore à se battre pour réaliser les rêves qui les ont menés jusqu’ici. Et c’est par le biais d’un sport peu connu, paradoxalement pratiqué principalement par des ressortissant de pays ayant connu la colonisation, que ces univers parviennent à se rencontrer ici, et à s’harmoniser dans la fiction. J’ai encore moins compris ce que peut-être le cricket après avoir lu ce livre, mais les pages qui lui sont dédiées, empreintes de superbes métaphores, lui rendent un vibrant hommage, et donnent même envie d’en découvrir plus.

Netherland. Je me demandais si ce bouquin était un roman qui parlait du 11 septembre, c’est un peu comme cela que je suis tombé dessus. Il n’aborde pas vraiment la catastrophe; il possède cette finesse de faire entrapercevoir la blessure béante sans jamais vraiment la montrer, et de la mettre en rapport avec la souffrance intime que ressent le narrateur face à l’absence, au vide dans sa vie. Est-ce une histoire d’amour alors? Non plus, je ne crois pas. La distance physique entre Hans et sa femme laisse peu de place, dans le déroulement de l’histoire, à l’intrigue sentimentale. Une histoire d’amitié? Il y a un peu de cela. Y a-t-il du suspence, suite au meurtre de Chuck? À vous de juger.

Netherland. Mais de quoi parle ce livre? Je ne sais pas. Peut-être de New York, de ses nombreux quartiers que l’on visite passionnément; du quotidien et de la mentalité de ses habitants. D’un peu de tout ce que j’ai essayé d’aborder plus haut, couplé à cette formidable capacité qu’à le narrateur à faire ricocher sa mémoire pour déconstruire et reconstruire l’histoire. C’est en tout cas un roman qui demande comme une petite volonté de s’y glisser, il demande de rester alerte, juste pour les premières pages. Et puis il y a cette magie de Joseph O’Neill, son écriture envoûtante, ciselée, douce-amère, de celle qui s’empare de vous et qui vous rend incapable de lâcher la lecture. En définitive, c’est un bouquin qui n’a pas répondu à mes attentes, mais qui m’a proposé tout autre chose, quelque chose de magnifique auquel je ne m’attendais pas; et c’est parfois très bien comme ça. Magistral, voilà ce que c’est à mon humble goût. Ne reste donc plus qu’à attendre une prochaine parution de cet auteur rare.

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Joseph O’Neill (photo Adam Nadel / The Telegraph)

Netherland (Netherland – 2008)

Joseph O’Neill / Editions de l’Olivier, 2009; Editions Points Seuil poche, 2010

This is my life – Firewater (2008). Du bon son de New York, et d’ailleurs.

Parmi les disparus, de Dan Chaon

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Will You Please Be Quiet, Please ?

“Mais dans ces moments là, le jeune homme avait l’impression que le monde lui-même n’allait pas bien. Il savait instinctivement, et aurait pu le jurer, que quelque chose de terrible était arrivé, et que tous les autres étaient au courant, sauf lui.”

Ce qu’était le Nebraska des pionniers, au-delà des cités d’Omaha et de Lincoln, cette prairie immense et vide d’arbres, tracée de quelques rares pistes devenues des routes et une highway, menant d’une petite ville à l’autre, ou filant droit vers le désert et la côte pacifique sans même se retourner. Ce qu’était l’esprit de ces premiers colons, venus ici braver les éléments, construire leur destinée, tout en luttant contre la solitude des grands espaces. C’est peut-être quelque chose que l’on peut retrouver, parlant surtout de ce sentiment d’isolement, de vague éloignement, autant dans l’espace que dans le temps, dans une moindre mesure et comme en un air inconscient, lorsque l’on explore le Nebraska d’aujourd’hui à travers les films, la musique, les livres. C’est en tout cas la toile de fond que propose Dan Chaon à la plupart des 12 nouvelles qui composent ce formidable recueil, Parmi les disparus. Mais en plongeant le lecteur dans l’intimité quotidienne de quelques-uns de ses héros, c’est à une véritable exploration de l’âme sensible, et de ses tourments insoupçonnés, que nous sommes tous conviés.

Perdus dans des bourgades sans nom qu’ils ne souhaiteraient bien sûr même pas quitter, car pour aller où de toute façon?, les personnages rencontrés au cours de ces petites histoires sont tous “capturés” par l’auteur à un moment particulier de leur vie. Des vies sans grand éclat, des vies banales comme pour la plupart d’entre nous, jusqu’à ce qu’un évènement inattendu, un drame souvent, ne vienne souffler sur le château de cartes patiemment construit depuis tant d’années, celui qui renvoyait l’image de la normalité. Des fêlures que l’on cache, enfouies au plus profond de soi, emplies de tant d’oubli qu’on peut les croire disparues. C’est Sandi, veuve et mère de deux jeunes enfants, qui pour tromper sa solitude s’offre une poupée gonflable “Safety Man”, un buste représentant un homme, et dont elle va s’éprendre sans cesser de se demander si elle n’est pas devenue folle. C’est Cheryl, dont le beau-frère est en prison; elle qui repense à la passion secrète qui pouvait les unir avant l’arrestation de ce dernier, et s’il était vraiment coupable des viols dont il est accusé. C’est encore un narrateur anonyme qui revient sur les lieux où il a grandi, alors qu’il a maintenant perdu son père et sa mère; et si le lac qui borde la maison de son enfance, théâtre d’un cruel fait-divers il y a déjà plusieurs années, n’était-il pas hanté par quelques fantômes qui n’auraient pas trouvé le repos? Car c’est finalement de cela que parlent presque toutes les nouvelles de ce précieux recueil: la perte d’un être cher, le sentiment de cette perte, vécu comme un abandon, et le poids de l’absence, dévorante absence qui à elle seule remplit la fêlure, jusqu’à la submerger. Face à ce trop-plein de vide, on ne trouvera ici que peu d’échappatoires; l’alcool pour certains, le refuge dans un monde bercé d’une touche de surnaturel pour d’autres; rares seront ceux qui se lanceront véritablement à l’assaut de la dépression des reliefs de leur âme. Les autres poursuivront leur errance pleine de doutes, nous emmenant avec eux, spectateurs que nous sommes de leurs vacillements, Parmi les disparus.

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Instant volé – et disparu – Google street view, Nebraska

Ce bouquin est un magnifique recueil de nouvelles, d’une grande sensibilité, d’une telle finesse, et pourtant incroyablement simple. Le cadre photographique est si resserré sur le quotidien qu’il laisse peu de place aux débordements; le parallèle entre la fiction et ce que nous-mêmes percevons de notre propre quotidien, de notre vie et de ses évènements, ou de ceux de nos proches, n’en devient que plus troublant. Il y a une réelle qualité dans la complexité des émotions parsemées dans l’ouvrage, une finesse justement dans la tentative réussie d’amener le lecteur à ressentir, plus qu’à juger voire même comprendre; c’est une plume rare et discrète, mais puissante et envoûtante, que je découvre avec Dan Chaon, qui me fait beaucoup penser à Raymond Carver. Cette construction très proche, privilégiant les textes courts, sans véritablement de début ni de fin, ou offrant des fins ouvertes en tout cas; des thématiques similaires, qui parlent de gens comme nous en des lieux comme les nôtres, et qui se retrouvent confrontés à d’insurmontables crises, parfois morales, qu’ils ne parviennent à mettre en mots. C’est une grande part du travail de l’écrivain que de nous faire entrevoir, ces blessures, et toutes ces frustrations, ces douleurs. Nimbé de la sorte de tant de délicatesse, d’une certaine forme de douceur pour contrer la violence du propos, d’empathie pour les personnages, c’est encore plus poignant. Il faudra un jour que je parle de Carver ici, et il me manque en plus, il faudra que je m’y replonge (Les vitamines du bonheur en priorité); en attendant, je crois que je suis tombé sur l’un de ses héritiers, et c’est une très belle découverte.

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Dan Chaon (photo Bookcourt)

Parmi les disparus (Among the Missing – 2001)

Dan Chaon / Editions Albin Michel, 2002; Editions Points Seuil poche, 2014

Between the Bars – Chris Garneau (2008):

The people you’ve been before
That you don’t want around anymore,
Or they push and shove and won’t bend to your will.
I’ll keep them still…. Drink up baby.

La route, de Cormac McCarthy

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Of our elaborate plans, the end.

“À la première lueur grise il se leva et laissa le petit dormir et alla sur la route et s’accroupit, scrutant le pays vers le sud. Nu, silencieux, impie. Il pensait qu’on devait être en octobre mais il n’en était pas certain. Il y avait des années qu’il ne tenait plus de calendrier. Ils allaient vers le sud. Il n’y aurait pas moyen de survivre un autre hiver par ici.”

Quelques années après une gigantesque catastrophe dont nous ne saurons rien, sinon qu’elle a complètement ravagé, et laissé à l’état de cendre et de poussière un monde agonisant, un père et son fils errent sur les routes de ce qui était leur pays et dont il ne reste que la ruine. Soleil disparu, voilé par une brume constante et grise, paysages lunaires aux arbres morts renvoyant l’image d’un crépuscule éternel; nature défunte, éradiquée. Maisons abandonnées, cités de rouille et de restes de bûchers au loin sombrant lentement dans le néant; seule la précieuse carte routière du père rappelle encore à la mémoire ce qui n’est plus, et surtout elle indique la destination vers laquelle tendre, vers laquelle avancer avec si peu d’espoir: rejoindre le sud, la côte du bord de mer. Il faudra quitter le continent livré au chaos et se trouver enfin un abri, un sanctuaire. La route défoncée est longue, et surtout dangereuse; des hordes de pilleurs, des maraudeurs, des tueurs la sillonnent. On entend dire qu’ils chassent parfois les hommes, et qu’ils se nourrissent de leurs proies. Alors que leurs maigres affaires sont entassées dans un caddie de supermarché qu’ils trainent avec eux, quelques boites de conserves et des couvertures sales, le père garde précieusement à portée de main un petit revolver, chargé seulement de deux balles. Si c’est une arme de défense convaincante contre d’éventuels assaillants, celui-ci garde plutôt ses dernières munitions pour un usage extrême: s’ils sont un jour pris au piège et sans issue aucune, ils s’en serviront pour eux-mêmes.

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Nous ne saurons pas ce qui a mené ce monde au bord de son extinction; nous ne connaitrons pas non plus les noms du père et de son fils, qui sont devenus pour nous comme les derniers représentants de cette humanité rendue à sa propre sauvagerie. Pour lutter contre la terreur, contre la barbarie, seul le dialogue qu’ils entretiennent semble apporter encore un sens à leur périple. Ils “portent le feu”, comme le père a appris à son petit, ils conservent et nourrissent ardemment cette flammèche d’espoir, celle de rester du bon côté, de ne pas sombrer totalement vers le mal ambiant qui ronge tout, au contraire semble-t-il des autres rares survivants avalés par le trou noir d’une terre désolée, dévorant astre mort qui a déjà implosé. L’ombre de la vallée de la mort à traverser, ils gardent pourtant en eux cette foi, celle du père envers sa propre descendance qu’il cherchera à guider, et celle du fils envers celui qu’il considère comme son seul bouclier, sa seule bouée de détresse. Et quand les rôles s’inverseront, à la mesure des forces et de la fragilité de chacun, ce sera toujours par le dialogue que les naufragés trouveront quelque réconfort. Ces quelques instants proposés dans le texte seront d’ailleurs les seuls moments d’apaisement, de recul pour le lecteur, une prière lancée face au vide apparent, une trêve au milieu de l’horreur absolue que la narration soutenue propose. Le principal danger est devenu son prochain, l’autre, l’étranger rencontré sur la route; le maraudeur avide de leurs maigres ressources, ou celui qui a brisé le dernier tabou, et tuera pour dépecer, pour manger, car il ne restera bientôt rien d’autre que cette chair pauvre et meurtrie à chasser pour survivre. Survivre à chacune de ces rencontres, au péril de sa misérable vie; et puis la chair subit les aléas d’un climat détraqué, la fin d’une biosphère et de son ordre naturel, la fin des temps élaborée sous l’épaisse pellicule de poussière qui empêche même les étoiles de contempler l’étendue de l’immense désastre. C’est bien simple, il n’y a plus rien, le dénuement rendu à sa plus simple expression, sans espoir, sans mythes à déployer et sans aucune promesse de résurrection à venir: les dieux s’en sont allés, le souffle se meurt dans les cages thoraciques des derniers condamnés, des errants en sursis.

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“Peut-être que dans la destruction du monde il serait enfin possible de voir comment il était fait. Les océans, les montagnes. L’accablant contre-spectacle des choses en train de cesser d’être. L’absolue désolation, hydropique et froidement temporelle. Le silence.”

D’une écriture brute et rêche, radicale et simplifiée à l’extrême, Cormac McCarthy trace les contours de l’apocalypse advenue et de la fin des temps. Comment raconter une histoire quand l’histoire elle-même est terminée, disparue, défunte et bientôt oubliée? Comment narrer encore une épopée quand il ne reste rien à explorer, quand il n’y a finalement plus aucun but, et même plus aucun espoir? Au-delà du pur récit de survie, animé par quelques scènes de terreur parfaitement distillées au fil des pages, c’est le sentiment que tout est vain qui s’installe, et instaure le malaise. Pour rendre cet effet plus saisissant encore, chaque élément amené dans le roman est utilisé pour sa fonction première, et en devient sa propre métaphore: la route à suivre et à tracer, la fameuse route américaine, devient le symbole de l’errance; le père est appelé l’homme et son fils c’est le petit, le kid, tandis que les autres survivants sont nommés maraudeurs, pilleurs, méchants. Nous sommes ainsi du côté des derniers représentants d’une humanité au bord de l’extinction. Ils se dirigent tant bien que mal vers le sud, mais cette notion même de repère dans l’absolu néant devient une abstraction, un rêve auquel s’accrocher pour ne pas sombrer. En regard de la narration dépouillée et comme rongée jusqu’à l’os, qui donne parfois l’impression d’une vaste mise en scène, un dernier acte avant la fin, c’est dans les descriptions de paysages, de décors ravagés, qu’un lyrisme brutal fait son apparition, paradoxalement grâce à l’économie des mots utilisés, le soin amené à les projeter les uns contre les autres, des mots de métal rouillé, des mots comme des silex ou comme de l’herbe sèche, qui font jaillir les quelques flammes d’une poésie désespérée. J’avais déjà lu le Méridien de sang de McCarthy, superbe western crépusculaire, mais difficile d’accès, trop plein de ce lyrisme sauvage, déboussolant. Dans La route, on retrouve ces mêmes envolées mais réduites à leur plus simple expression, accordées à l’univers étouffant dans lequel nous évoluons. C’est magnifique, autant qu’incroyablement violent. C’est une lecture dont on ne sortira pas indemne, c’est quelque chose qui nous prend au cœur, au ventre, qui nous questionne et qui nous secoue tout autant, qui nous choque, qui nous révulse et qui nous démonte complètement. Il faut lire, ou relire La route, c’est pour ma part le roman le plus radical, le plus extrême , que j’ai pu découvrir. Il faut vivre ce roman comme une pure expérience, lâcher les vannes et se laisser porter jusqu’aux tréfonds.

PS: Le roman a été porté à l’écran par John Hillcoat en 2009, un excellent film pour tous les amateurs de survival post-apocalyptique et autres, très fidèle au texte. Trop peut-être, tant il a tendance a superposer ses propres images par-dessus le roman, et à en imposer sa propre vision. C’est d’ailleurs ce que je reproduis naïvement en présentant deux images du film accompagnant ce billet.

PPS: Je remarque ces derniers temps une nouvelle tendance de publicité éditoriale: à chaque fois qu’un auteur américain publie un texte que l’on peut qualifier peut-être de nature writing sauvage, roman viril, âpre ou que sais-je, quelque chose dans le genre, on le compare systématiquement à “William Faulkner et Cormac McCathy”. Je n’y vois jamais aucun lien très précis, ça me semble un peu facile en tout cas. Serait-ce une sorte de “brand” de qualité à apposer?

“La route” (The road – 2006)

Cormac McCathy / Editions de l’Olivier, 2008; Editions Points Seuil, 2009

Oats in the water – Ben Howard (2012) merci à mon amie Manu pour la découverte.

Go your way,
I’ll take the long way ’round,
I’ll find my own way down,
As I should.

Zone 1, de Colson Whitehead

zone1

Death and the City

“L’océan avait envahi les rues, comme si les simulations du réchauffement climatique montrées aux infos étaient enfin devenues réalité, et que les flots houleux des images numériques enflaient pour engloutir la glorieuse métropole. Sauf que ce n’était pas de l’eau qui inondait le réseau urbain, mais les morts.”

New York: la pointe de Manhattan et son Battery Park, le Ground Zero, Wall Street, les quartiers de Tribeca, Chinatown, jusqu’à la Canal Street bardée d’une immense muraille de béton; voici donc le contour défini de la Zone 1. Il s’est passé qu’un jour les morts se sont relevés, les morts-vivants avides de chair humaine, et que l’effroyable peste s’est répandue à travers tout le pays. Les dévorés ont rejoint les hordes sauvages, les villes et les communautés ont rapidement sombré, brisées par les assauts de légions de zombies. Une gigantesque vague d’horreur aura bientôt tout recouvert, et puis la civilisation aura alors cessé d’émettre ses ultimes appels de détresse. Ce fut aussi simple que cela: la Grande Nuit. Les quelques survivants s’en sont enfuis, égarés et livrés à eux-mêmes dans le désert d’un monde ravagé. Certains se sont barricadés avec quelques ressources, en attendant la fin. D’autres se sont regroupés en bandes et écument leur nouveau territoire, en dangereux prédateurs. Des isolés errent sur les routes à la recherche d’un hypothétique sanctuaire préservé: Marc Spitz est de ceux-là, même s’il n’y croit plus vraiment. Après des mois de survie dans ce chaos, ce sont trop de villes ou de bunkers intacts fantasmés, trop de compagnons d’infortune qu’il a dû laisser derrière lui. Jusqu’à ce que la mythique Buffalo, cette colonie de survivants dont il entendait parler comme de l’incroyable dernier espoir, se révèle enfin à lui le jour où il est secouru par une unité militaire, qui l’y rapatrie. Revenu de l’enfer, parmi une poignée de rescapés, il est incorporé dans cette société renaissante qui a pour but de reconquérir le pays, ville après ville, quartier après quartier. Reprendre New York et l’arracher au néant dans lequel elle est plongée sera la première mission assignée. Les marines ont déjà nettoyé le bas de Manhattan, à coup de mitrailleuses et de lance-flammes, et érigé des remparts autour de ce qui a été désigné comme la Zone 1. Marc Spitz y est envoyé avec une petite troupe de “dératiseurs” afin de supprimer les derniers zombies qui pourraient s’y trouver.

Aftermath of Hurricane Sandy | Belle Harbor

photo Jonathan Auch

Le monde que nous connaissions n’existe plus, mais il est pourtant bien présent dans la mémoire des rescapés, dans celle de Marc Sptiz en particulier, improbable héros conscient de sa propre médiocrité. Les souvenirs d’avant se mêlent à la contemplation des ruines de ce rêve, les objets et les lieux sur lesquels la poussière de cendre grisâtre est partout retombée, l’image en fond des visages de certains trépassés qui sont voilés d’une même teinte, visages tâchés parfois de vermeille et déformés. Ce que retient Marc Sptiz du temps passé et révolu, à travers le retour en arrière qu’il propose sur sa propre histoire, en dénombrant tant de petits actes inutiles, de distractions éphémères et de rapports humains incertains noyés dans la frénésie d’un morne quotidien, c’est la relative absurdité du mode de vie contemporain. Ce constat est mis en rapport avec l’univers nouveau dans lequel il évolue, celui de la survie d’un petit groupe d’individus unis sous la bannière d’une société hiérarchisée comme une armée, repartie de zéro pour combattre l’enfer sur terre, et qui tente pourtant de se réapproprier une vie “normale”, de reproduire le monde sécurisé, bienveillant, et finalement terriblement étouffant tel qu’il était auparavant. Tous les personnages rencontrés sont profondément traumatisés, par ce qu’ils ont vécu pour en arriver là, et par ce que l’avenir leur réserve, mais tous semblent se retrouver derrière l’acte de foi proposé par Buffalo, cette hiérarchie qui reforge une langue orwellienne et galvanise ses troupes à coups de médiocres récompenses; ils sont les Phoenix de la nouvelle Amérique. La Zone 1, première reconquête encore fragile de l’ordre nouveau, est d’une importance capitale car elle est la première réussite de cette société para-militaire sur le contient; c’est la reprise du quartier des affaires, et de la pointe larguant vers l’océan de cette ville symbole du monde d’aujourd’hui, un monde dont on a si peu de nouvelles, et qui parait subir la même peste partout. Quand Spitz et son équipe Omega de nettoyeurs débarquent au sud de Manhattan, ils s’attendent tous à un travail relativement tranquille, consistant à supprimer quelques zombies épars oubliés par les marines, à assainir le territoire pour une prochaine colonisation. Mais l’erreur est humaine, et dans un contexte qui ne laisse aucune place au hasard ou au désordre, une simple fissure dans le mur pourrait signifier la mort de tous.

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Colson Whitehead (The Guardian – Dorothy Hong/Koboy)

Très bonne surprise que ce Zone 1, qui a d’abord ceci d’intéressant qu’il reprend absolument tous les codes du roman post-apocalyptique tendance zombies, mais qui se débrouille pour ne fournir au lecteur quasiment aucune scène d’action. Le texte tangue sans arrêt entre la description d’un présent dévasté, et les souvenirs d’une époque révolue qui est celle-là même où nous vivons. Quand le héros se retrouve confronté à des dangers, si maigres fussent-ils finalement, l’auteur profite pour insérer dans la narration quantité d’images, de souvenirs, de rapports directs ou subtils entre deux mondes distincts mais pourtant presque semblables. On se sent parfois emporté par la prose enivrante, sa vitesse de frappe et la violence presque de ces vagues d’anecdotes et de petites histoires. On est parfois un peu perdu dans le flot qui ne semble parfois revenir à la charge que pour proposer une métaphore plus forte encore que la précédente. Ce sont ainsi les mots qui forment pleinement l’action:

“Une explosion compliqua les ténèbres d’éruptions éparses, dépêcha de nouvelles secousses et tremblements pour remplacer la mitraillade réduite au silence. Un moteur de camion fusa en parabole brûlante et déclinante pour s’écraser sur un fast-food dans la diagonale de la banque.”

C’est de l’action car il se passe quelque chose, mais les scènes où le héros agit lui-même sont très rares. En tout cas je trouve cela très beau; ivre, je l’ai été tout à fait, de cette ivresse joyeuse. J’ai beaucoup aimé certains romans qui défoulent, comme Le fléau ou Cellulaire de Stephen King, la série Feed de Mira Grant ou les romans tirés de la franchise Walking Dead. Et puis certains livres reprennent ces mêmes codes de l’apocalypse, plongeant le lecteur dans un univers à priori connu, mais chavirent encore plus car ils parlent finalement de tout autre chose; La route de Cormac McCarthy, En un monde meilleur de Laura Kasischke, La constellation du chien de Peter Heller, ou ce Zone 1 de Colson Whitehead. Beaucoup de ces romans parlent d’amour, amour des siens ou de son prochain. Ici, je crois que l’auteur parle du monde dans lequel nous vivons, celui où noyés sous la masse des informations, des marques, du confort et du quotidien rassurant, nous oublions peut-être quelque chose. Et si peut-être les zombies c’étaient déjà nous-mêmes? Pour les amateurs et pour tous les curieux, je vous encourage vivement à découvrir cet ouvrage glaçant et dérangeant.

“Zone 1” (Zone One – 2011)

Colson Whitehead / Editions Gallimard, 2014

Bringin’Home the Rain – The Builders and the Butchers (2008): you’re dancin’ with your demons baby…