Le monde à l’endroit, de Ron Rash

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“Tu sais qu’un lieu est hanté quand il te paraît plus réel que toi.”

Nouvelle virée au pied des Appalaches, cette fois près de Marshall, petite ville du comté de Madison, Caroline du Nord.

Milieu des années 70: Travis Shelton, 17 ans, découvre un jour un champ de cannabis perdu dans la forêt alors qu’il remontait une rivière à truites. Saisissant l’occasion, il s’empare de quelques plants afin d’aller les revendre au dealer du coin, Leonard Shuler. 60 dollars dans la poche, ce n’est pas si mal pour ce fils de modeste cultivateur de tabac, gamin à la dérive ayant quitté trop tôt l’école et condamné à reprendre la ferme et le labeur ingrat de son père. La seconde expédition dans les bois lui rapportera encore un peu plus d’argent, tout semble donc rouler parfaitement dans ce qui ressemble à une vraie aubaine. Quand Travis retourne une troisième fois auprès de la plantation sauvage, et qu’il s’approche des tiges convoitées, il marche soudain sur un piège à ours qui lui déchirera la jambe. Il se retrouve donc à la merci des véritables propriétaires, qui sont les Toomey père et fils, Carlton et Hubert, les bullies légendaires de la région. Ceux-ci hésitent à le tuer de suite et à cacher son corps dans la forêt; ils décideront de ne lui donner qu’une bonne leçon, sous promesse de silence, en lui tranchant le tendon d’Achille.

De retour chez lui après une semaine d’hôpital, Travis reprend le travail harassant de la terre avec son père. Mais face au mépris et à la violence quotidienne de ce dernier, il décide bientôt de fuir le foyer familial. N’ayant nulle part où se rendre, il va toquer à la porte du mobile-home déglingué du dealer Leonard, qui l’accueillera sans poser de questions. Leonard, ancien professeur qui a tout perdu suite à une sordide et injuste affaire, vivote dans ce coin perdu avec sa compagne junkie Dena dans une baraque bourrée de livres, vendant quelques pilules, de l’herbe et de l’alcool aux gosses du comté. Personnage ambigu, avec lequel Travis va trouver un point d’entente, qui sera leur passion commune pour l’histoire de la guerre de Sécession, et qui se cristallisera dans les recherches qu’ils mèneront sur l’horrible massacre perpétré en 1863 par les soldats confédérés sur les civils de Shelton Laurel. C’est à deux pas de chez eux, et ce sont leurs ancêtres qui en sont les victimes ou les bourreaux. A la lecture du registre d’un médecin de campagne de l’époque, ils remontent donc le temps, plongés dans les marasmes de cette période trouble en plein cœur de la guerre civile, et parviennent jusqu’à la date funeste du 18 janvier 1863, qui restera une page blanche, vierge et pure telle le champ de neige d’avant les exécutions, ou le blanc de l’indicible néant. Mais le présent n’en a pas terminé avec Travis et Leonard; si le premier devra par des évènements difficiles et violents atteindre la maturité de l’âge d’homme, le second le suivra sur de sombres sentiers pour y trouver sa propre rédemption. Le mal est incarné aussi à leur propre époque, en la personne de Carlton Toomey, et il faudra finalement lui rendre des comptes, ou l’affronter enfin.

“Tout dans ce monde fichait le camp, et il avait l’impression que tout ça, et même des parties de lui-même, seraient bientôt si loin qu’il ne réussirait jamais à les ramener, qu’il serait bientôt comme ces étoiles – rien que de la lumière s’éloignant de plus en plus de ce qu’elles avaient été autrefois.”

shelton

Shelton Laurel

J’avais commencé cette lecture il y a une année, et j’ignore pourquoi je n’étais pas parvenu jusqu’à la fin; peut-être y avait-il alors d’autres bouquins sur la pile, ou avais-je bêtement laissé passer trop de temps pour poursuivre? Je l’ai repris ces jours, car après avoir dévoré le formidable Canada de Richard Ford, je cherchais une ambiance et des thématiques proches de ce dernier, et je pense que Le monde à l’endroit s’en rapproche beaucoup. A travers le personnage de Travis, c’est toute la difficulté du passage de l’adolescence à l’âge adulte qui est évoquée, et c’est aussi la violence de la vie qui jalonnera le franchissement de ce fleuve dont on ne revient pas. Si dans le roman de Ron Rash le décor est celui des pauvres campagnes, et du milieu white trash, au pied des Smoky Mountains, nous nous sentons tout autant oppressés, perdus et largués dans un environnement naturel trop grand pour l’homme, et qui n’en fait ressortir que sa petitesse et son horizon complètement bouché et sans espoir d’envol. Ici, seule l’éducation que Leonard prodiguera à Travis permettra au jeune de peut-être s’en sortir, et encore, rien n’est sûr. Quant à cette nature donc, elle est partout présente dans le livre, et l’écriture fluide mais très ciselée, presque dénudée parfois de Rash, offre quelques écrins de répit dans les descriptions, avant que l’histoire ne reparte de plus belle. L’exploration d’une époque révolue tient aussi une grande part dans la construction et l’étoffement de la narration. Nous tentons de comprendre l’évènement historique présenté, avançant dans le drame à venir et qui s’est pourtant déroulé il y a plus de cent ans; la vieille guerre a laissé croitre ses cicatrices partout aux alentours. Nous pensons que peut-être, quelque part, le passé continue de se projeter, éternellement; et s’il est des lieux hantés, c’est que les scènes du temps d’avant continuent d’y être revécues, mais que ne les voyons simplement pas.

Un magnifique troisième roman de Ron Rash traduit en français, après Un pied au paradis et Serena. Sorti en format poche il y a peu, il doit se trouver dans toutes les librairies ces jours; alors je vous encourage à y faire un tour et à ramasser ce bouquin qui vous attend. Ce serait dommage de faire comme moi et de perdre en tout cas une année avant de s’y plonger.

“Le monde à l’endroit” (The world made straight – 2006)

Ron Rash / Editions du Seuil, 2012; Editions Points Seuil poche, 2013

Karen Dalton, Katie Cruel (1971) – le temps qui passe, ce qu’il érode de l’âme et ce qu’il en reste. Musique parfaite pour voyager jusqu’à Marshall, dans les campagnes sauvages et au pied de la rocaille.

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