La constellation du chien, de Peter Heller

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If this road leads to destruction, it’s Hell that I call home.

“Je ne veux pas perdre le compte: ça fait neuf ans. La grippe a tué presque tout le monde, puis la maladie du sang a pris le relais. Dans l’ensemble, ceux qui restent sont du genre Pas Gentils, c’est pour ça qu’on vit dans la plaine, pour ça que je patrouille tous les jours.

J’ai commencé à dormir dehors à cause des attaques. Des survivants, comme s’ils regardaient une carte et choisissaient de venir ici. Une grosse rivière, OK. Et donc de l’eau, OK. Doit y avoir du fuel, OK. Puisque c’était un aéroport, OK. Tous ceux qui savent lire savent aussi que cet aéroport était à la pointe en matière d’énergie renouvelable, OK. Toutes les maisons équipées de panneaux solaires et de FBO alimenté par les éoliennes. OK. FBO pour Fixed Base Operator, les services aéroportuaires. Ils auraient pu se contenter des Types qui Gèrent l’Aéroport. S’ils avaient su ce qui allait se passer ils n’auraient pas tout compliqué comme ça.”

Le Dernier Jour était donc bien arrivé. Cette mystérieuse maladie qui, en quelques mois, avait emporté 99% et des poussières de la population, et laissé les survivants s’entretuer dans les cités mourantes, livrées au chaos du feu et de la violence, spectacle de l’agonie puis de la fin du monde: au crépuscule les villes que l’on avait quittées semblaient refléter, vues du plus loin possible, comme des lâchers de météores; des bouquets de fleurs sauvages d’étoiles brûlantes, irradiant ce qui allait devenir cette nuit sans fin. Hig était parvenu à s’enfuir, et avait trouvé refuge dans un petit aérodrome de campagne, à quelques kilomètres de Boulder, Colorado. Sa femme avait déjà succombé à cette grippe, il s’était d’abord retrouvé seul avec son chien, démuni et livré à lui-même, jusqu’à ce que Bangley débarque de nulle part, avec sa caravane remplie d’armes et de munitions. Face aux dangers d’un monde revenu barbare, ils décideront d’unir leurs forces afin de préserver leur nouveau territoire, et établiront une zone de sécurité autour des pistes du terrain d’aviation. Bangley y sera la sentinelle au sol, et se révèlera vite un véritable tireur d’élite, et un tueur presque maniaque, sans pitié, tandis que Hig retapera un antique petit Cessna afin de survoler chaque jour le périmètre à la recherche d’intrus. Aucune négociation, c’est la règle de base: “Négocie, Hig, et tu négocies ta propre vie“. Les années passent, ponctuées uniquement par le rythme réguliers des flots de visiteurs, épaves échouées au bord de leur inaccessible forteresse, que l’on attire presque à coups d’ingénieux appâts, et qui sont abattues sans sommation; et puis la routine s’installe. Les seuls moments d’évasion pour Hig, hors de cet univers étouffant et loin de son coéquipier instable et parfois menaçant, se sont ces quelques parties de pêche et de chasse au gibier, pour quelques jours dans les montagnes aux alentours, ainsi que les vols qu’il effectue parfois au-delà de la zone de surveillance. Contempler le monde écroulé, les ruines du temps d’avant et réaliser que ce n’est pas qu’un mauvais rêve; et qu’est-ce qui nous maintient vivant dans ce quotidien de l’horreur, quoi d’autre que le souvenir de tout ce qu’on y a perdu? Avancer sans espoir aucun, et filer droit vers ce qui tend à l’horizon, l’oubli définitif de la solitude immense et du néant, de la mort. Fatigué, écœuré par ce qu’il est finalement devenu dans cette prison de l’âme qui ne tend qu’à le déshumaniser, Hig décidera un jour de faire dépasser le point de non-retour à son avion; lâchant son compagnon et s’enfuyant d’Erie, survolant Boulder, rejoignant Grand Junction à quelques centaines de kilomètres, alors que ses jauges de fuel annoncent qu’il ne rentrera plus. Ne restera bientôt qu’à atterrir d’urgence près d’un canyon qui semble peut-être habité. Et voici que l’état du Colorado est bel et bien redevenu cette Terra Incognita des cartes anciennes, celle des navigateurs perdus dans les brumes d’un naufrage.

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Erie, Colorado (photo Greg Smith)

“Est-ce que je pouvais dire que nous avions tué un jeune garçon au milieu de la nuit? Que nous n’en avions pas fait de la viande pour le chien. Que nous avions tué une petite fille en plein jour qui me poursuivait avec un couteau de cuisine alors qu’elle cherchait sans doute mon aide. Ou que mes souvenirs de pêche à la truite dans cette rivière de montagne, seul avec mon chien couché sur la berge, étaient sans doute mes meilleurs souvenirs. Qu’une bonne partie de tout ça est un rêve ou pourrait tout aussi bien l’être. Que je ne sais plus distinguer le rêve du souvenir. Que je sors d’un rêve pour entrer dans un autre et que je ne suis pas sûr de savoir pourquoi je continue d’avancer. Que je soupçonne que seule la curiosité me maintient en vie. Que je ne suis plus sûr de savoir si c’est suffisant.”

L’histoire que nous raconte Hig, survivant de l’apocalypse, est un récit viscéral, comme taillé au scalpel, témoignage de l’horreur du monde dans lequel il est contraint d’évoluer. Les phrases sont courtes et hachées, et tendent vers ce qu’est la nécessité d’un quotidien fait d’urgence et de veille permanentes; détails techniques sur l’armement utilisé, sur les conditions requises pour l’entretien d’un avion, tenue d’un garde-manger convenable, et efforts de protection du camp contre les éventuels maraudeurs. En regard de cette réalité asphyxiante, la nature occupe une grande place dans le roman; il s’agit de l’échappatoire du narrateur, qui lui permet de s’exprimer dans de belles envolées lyriques et nostalgiques. La nature a ici repris ses droits, elle est redevenue gigantesque et fait se perdre les hommes dans un monde à nouveau sans fin. Elle est pourtant peut-être mourante elle aussi; certains animaux semblent avoir disparu, victimes de cette même maladie, et l’assèchement progressif des rivières annonce un éventuel désert à venir. La pêche n’est plus ce qu’elle était, il ne reste que quelques carpes paressant dans la vase et toutes les truites s’en sont allées. De même, si quelques chevreuils subsistent encore dans les Rocheuses environnantes, on n’y trouve plus aucune trace de cerfs, d’ours, ou d’élans malgré les fantasmes du narrateur. Et si cette fin du monde advenue, pour l’espèce humaine, n’était que le début d’une fin plus absolue encore, la véritable “Fin de Toute Chose“?

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Gilman, Colorado (photo listverse.com)

La constellation du chien, premier roman de Peter Heller, a ceci de surprenant qu’il propose autant un roman post-apocalyptique parfaitement dans les règles d’un bon survival-horror, qu’un pur texte d’aventure teinté de nature-writing. Reposant et évoluant sur ces deux thématiques, le récit enrichi se complexifie, et le monde créé par l’auteur n’en est que plus réaliste, voire même plus sensible, grâce à l’exploration des paysages et à la contemplation élégiaque qui nous en est proposée. Je n’avais jamais pensé que l’on puisse développer une fiction autour de ces deux genres, que j’affectionne particulièrement, et j’ai été très étonné en découvrant l’ouvrage, mais finalement il me semble qu’ils sont fait pour s’entendre: il y a forcément une part de l’élément naturel dans une histoire post-apocalyptique qui ne demande qu’à prendre de l’ampleur, et qui peut être utile à la narration; et puis évoluer dans un décor nature-writing, c’est aussi prendre conscience de ce qu’est, intrinsèquement, la véritable sauvagerie. Question de goût, il faudra juste passer par-dessus cette couverture qui pique les yeux, et se lancer dans l’aventure, c’est vraiment un superbe bouquin que je conseille de tout cœur aux amateurs, ainsi qu’à tous les curieux: à découvrir donc au plus vite.

“La constellation du chien” (The dog stars)

Peter Heller / Editions Actes Sud, 2013

… It’s Hell that I call home: Black July, de Joshua James (2009); une bonne-bande son pour la désolation, un dernier pour la route et puis s’en vont.