Tijuana Straits, de Kem Nunn

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California nightmare

“...et qu’au bout du compte ces pensées n’étaient rien de plus que ce qui venait à l’esprit de tous les hommes pris au piège qu’ils s’étaient eux-mêmes façonnés, prisonniers de leur monde mais aussi du monde plus vaste qui englobait tous les autres.

Au sud de la baie de San Diego se trouve la petite ville de Imperial Beach, qui s’ouvre elle-même sur la vallée de la Tijuana, où le Rio déverse ses maigres eaux sableuses jusqu’au Mexique, avant de se jeter dans l’océan. Cette partie de la frontière, hérissée d’un mur qui tire au loin et va plonger au large des côtes, et qui sépare le pays le plus riche d’Amérique de l’une de ses cités les plus violentes, la fameuse Tijuana, est une sorte de no man’s land de désert et de bourbier, enfer des trafics en tous genres. C’est le terrain de bataille des cartels de la drogue, des passeurs d’immigrés clandestins à qui l’on vend son âme pour un ticket de loterie. C’est pile ou face ici, et c’est souvent face contre terre que l’on retrouve des cadavres anonymes dans les petits matins blêmes de la valley, ceux des joueurs malchanceux de cette sordide comédie humaine. Et c’est ici que Kem Nunn a décidé de planter le décor de ce puissant roman.

Sam Fahley, légende vivante du surf, connu pour être l’un des seuls à avoir conquis la vague géante et imprévisible du Mystic Peak, a lâché la planche depuis maintenant un bon bout de temps. Après quantité de saisons d’errance et de misère, il a repris une ferme délabrée où il cultive de l’engrais ainsi que des vers, et où il vit coupé du monde, accompagné de ses seuls chiens. Au sud d’Imperial Beach, côté États-Unis, la vallée a bien changé; c’était il y a encore quelques années une terre où un fermier pouvait vivre honnêtement de son labeur, où une véritable communauté agricole pouvait espérer prospérer. Aujourd’hui les cours d’eau et les nappes phréatiques sont entièrement pollués par les usines sauvages plantées au sud de la frontière, usines souvent bâties par des entrepreneurs américains, et la violence quotidienne des mafias en ces lieux rendent la vie particulièrement précaire. Un jour qu’il chasse les chiens sauvages dans les dunes alentour, Sam recueille une immigrée clandestine en détresse, Magdalena. Celle-ci s’est enfuie du Mexique, et des tueurs sont à ses trousses. Après une longue et dangereuse enquête, elle s’apprêtait à dévoiler les noms des dirigeants de plusieurs entreprises américaines ayant délocalisé leurs activités et, profitant du laxisme des autorités de Basse-Californie, usent de tout leur pouvoir pour déverser les rebuts toxiques de leurs usines dans la nature. Des gens contaminés et condamnés. Des enfants qui grandissent déformés, des nourrissons mort-nés. Un véritable cauchemar que Magdalena allait dénoncer; mais ses ennemis l’ont prise de court et ce n’est que de justesse qu’elle parvient à semer provisoirement le commando de meurtriers lancé après elle. Elle trouvera donc refuge auprès de Sam; ensemble ils tenteront de mener le combat de Magdalena jusqu’à son terme, jusqu’à ce que la vérité soit exposée au grand jour. Et puis surtout ils devront sauver leur peau…

Il est bien sûr souvent question de surf dans Tijuana Straits, comme dans tous les romans de Kem Nunn. Mais ici, l’activité est uniquement liée au souvenir nostalgique d’un temps meilleur et révolu, comme l’est la jeunesse du héros Sam Fahey. Tout est maintenant pollué et pourri, même la côte qui était alors un paradis pour les dompteurs de vagues. Si l’on se souvient de Sam-la-Mouette, intrépide cascadeur sur planche, on oublie bientôt son mentor Huddy Younger, chaman mystique des plages, et toute la culture qui était liée à ce sport, à cet art de vivre. Les rouleaux géants de l’océan n’apparaissent même plus, on a plus revu le Mystic Peak depuis des années. Que l’on regarde la mer, que l’on regarde les terres, il est partout un paysage désolé, spectral, dans lequel l’auteur nous plonge la tête la première. Et c’est cela qui ressort pour beaucoup dans le livre, cette sorte de désespoir du paysage, qui en rend finalement toute la tragique beauté, et qui donne son plein volume à la narration. Le lieu est un personnage à part entière. C’est un univers de violence aussi, où la nuit il faut s’enfermer à double tour et garder le fusil à portée de main. Les tueurs à la recherche de Magdalena et de Sam, dont on découvrira plus tard les véritables et plus complexes motivations que ce qu’il en paraissait, composent un impressionnant combo de psychopathes sous acides, que n’auraient pas renié les scénaristes de Breaking Bad par exemple, à la fois fascinants et effrayants. Les personnages principaux ne sont pourtant pas en reste: entre Fahey, qui a tout raté et qui peut-être cherchera sa propre rédemption, et cette jeune mexicaine dont les idéaux l’empêchent finalement de vivre, nous retrouvons une véritable dynamique tant dans l’introspection que dans l’action. C’est aussi une vision plus rare de la Californie, américaine et mexicaine, qui nous est présentée, loin des mégapoles plus convenues que sont Los Angeles ou San Francisco. Et si le tableau est bien sombre, il vaut pourtant grandement la peine de s’y immerger.

frontier

le mur de Tijuana

J’ai enfin ouvert, et j’ai adoré ce roman qu’une amie me conseillait ardemment de lire depuis sa parution, en 2011. Parfois on se demande pourquoi on a attendu si longtemps avant de découvrir quelque chose, n’est-ce pas? Mais maintenant c’est vous que j’envie, camarades; parce qu’il est possible que vous ne connaissiez pas encore Tijuana Straits. Et je suis persuadé que vous allez passer un grand moment avec ce bijou de noirceur. Tequila, mescal, quelque chose de fort; il faut se préparer un peu, on prend un ticket simple pour le nouvel enfer sur terre.

“Tijuana Staits” (Tijuana Straits – 2004)

Kem Nunn / Editions Sonatine, 2011; Editions 10-18 poche, 2012

Ambiance parfaite pour prendre la route de cette autre vallée de la mort, avec le Silver des Pixies: Sorrows, sorrows. Et très belle vidéo home-made trouvée sur youtube.

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