Nos disparus, de Tim Gautreaux

nos disparus

Row Row Row your Boat

“Il y avait dans sa vie des disparus qui découpaient d’énormes trous dans le ciel de la nuit…”

Sam Simoneaux, ancien soldat américain, vétéran de la Première Guerre mondiale débarqué en Europe le jour de l’Armistice, et qui n’aura connu là-bas qu’un vaste champ de ruines et de mines à désamorcer, est de retour en Louisiane. En ce début des années 1920, installé à La Nouvelle-Orléans, bientôt marié et père d’un petit garçon qu’une sale maladie lui aura bien vite arraché, il parvient à se faire engager comme responsable d’étage dans un grand magasin de la cité. La roue tourne, cette vaste roue à aubes tantôt le nez au ciel et puis l’instant d’après plongée dans les eaux troubles: la roue tourne, parfois dans tous les sens, aspire et noie sans préférence. Et Sam, qui sera revenu de l’armée affublé du sobriquet de “Lucky”, Sam le chanceux, est bien placé pour le savoir. Le jour où il est témoin de l’enlèvement d’une fillette sur son lieu de travail, il est licencié pour n’avoir rien pu faire. Les parents de la gamine, des musiciens itinérants qui doivent bientôt rejoindre l’Ambassador, un énorme steamboat d’excursion qui s’apprête à remonter le Mississippi pour poursuivre sa croisière de saison, accablent Sam de tous leurs maux, autant qu’ils le pressent de les aider, étant donné qu’il est le seul à avoir entraperçu les ravisseurs. Ce dernier, rongé par la culpabilité, accepte de les suivre en imaginant l’hypothèse que la petite Lily qui, en compagnie de la troupe, chantait souvent sur le bateau pour un public à chaque fois ravi, a peut-être été choisie, suivie depuis les quais avant d’être kidnappée. C’est donc à bord du navire que l’enquête peut débuter, quand Sam accepte le poste de troisième lieutenant, et que les amarres sont larguées…

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Steamboats en partance sur le Mississippi (photo US Library of Congress)

Route liquide et boueuse ouverte vers l’immensité du vieux Sud; remontée direction Bâton-Rouge, Natchez, et vers ces autres ports, caducs à moitié oubliés, croupissant et moisissant lentement au bord de la rivière impétueuse, cap vers la lointaine Saint-Louis avant de faire demi-tour: au fur et à mesure que le bateau poursuit sa trajectoire, accostant et faisant le plein de nouveaux touristes et noceurs, car ces derniers profitent du statut de hors-la-loi d’un navire en cette période de la Prohibition, Sam tente de recueillir quelques maigres indices sur la disparition de l’enfant. Il apprendra enfin qu’une étrange famille, un clan du temps d’avant comme il ne s’en fait plus, est installée dans les bayous le long du fleuve, en la région de Fault, un lieu que personne n’ose approcher, et s’adonne à des trafics douteux. Ces êtres maudits venus d’une époque révolue, cachés dans les forêts marécageuses, hors les cartes, hors les routes et loin de tous les sentiers auraient-ils joué un rôle dans la disparition de Lily? S’ils sont peut-être les exécuteurs d’un odieux contrat, il faudra néanmoins remonter la piste qui mène jusqu’à eux, vers les coupables, et rendre justice à ceux qui sont les victimes des disparus. Au long d’une quête qui rappellera à la mémoire de Sam le souvenir de ses propres parents, massacrés par des brigands de grands chemins, de son enfance d’orphelin, plus que l’esprit de vengeance, c’est le rétablissement de la vérité qui sera la seule façon d’alléger le poids de la mémoire, et de l’écrasante absence.

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Escale dans les bras morts du fleuve (photo realtyBS.com)

Un rythme très particulier parcourt l’ensemble du roman, comme s’il était basé sur un principe de temps et de contretemps. À l’image des orchestres Noirs et Blancs qui tour-à-tour déchainent les passions sur le pont du bateau, à coups de musique jazz frénétique, puis font s’entrelacer les couples pour une brassée de slows, le livre prend ses aises sur des dizaines de pages, laissant dériver l’histoire au gré d’un courant léger, avant que tout ne soit soufflé par le vent dramatique des destinées entrechoquées. Lecteur, il faut ici savoir prendre tranquillement ses quartiers de plaisance, et savourer le voyage. L’Ambassador, majestueux navire d’apparat et de fête, devient un personnage à part entière: les descriptions de ce palais de bois flottant offert à toutes les extravagances, espace magique s’il en est, se mouvant avec grâce sur les flots animés, emportent la narration dans l’entier de son sillage. Seules quelques bribes de chapitres échappent à l’emprise du steamboat, principalement alors que Sam profite des escales de la croisière pour explorer les marécages à la recherche d’indices pouvant mener à retrouver la fillette enlevée. Et ce sont ces passages, marqués par des rencontres inattendues, creusant le fossé entre la grande modernité naissante des années vingt et la sauvagerie larvée, survivante d’un passé sans lois et sans morale, damnation post-western selon mon ressenti, qui m’ont le plus marqué. J’ai eu cette impression de découvrir dans le détail une époque révolue, qui elle-même remontait à la source de ses anciens tourments reniés, une source du mal, ou peut-être de la faute justement, rendue organique et s’épanouissant dans le décor moelleux qui l’entoure. Coordonnant le tout, c’est aussi une puissante réflexion sur la façon possible d’entretenir le souvenir des proches qui nous sont disparus, égarés ou perdus: illuminer quelque peu le trou noir béant qui les a remplacé, cette matière lourde opaque attirant tout vers elle et ne ressortant rien. The truth is marching in, disait le musicien. Allumez les flambeaux, et montez sur le bateau. Nos disparus est un de ces superbes et profonds romans, qui marquera durement, à découvrir avec la lenteur nécessaire aux œuvres qui s’entendent avant de s’écouter. Et du voyage vers ces obscurs rivages, l’on revient changé.

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…Life is but a dream (photo US Army Corps of Engineers)

Nos disparus (The Missing – 2009)

Tim Gautreaux / Editions du Seuil, 2014

Traduit par Marc Amfreville

Our Prayer – Albert Ayler (1967) –

Après The truth is marching in, parades sauvages et prières (païennes)?

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