L’Amérique – chroniques, de Joan Didion

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Rider on the storm

“Très souvent, ces dernières années, je me fais l’effet d’une somnambule, traversant le monde sans avoir conscience des grandes questions de l’époque, ignorant ses données de base, sensible uniquement à l’étoffe dont sont faits les mauvais rêves, aux enfants qui brûlent vifs coincés dans la voiture sur le parking du supermarché, à la bande de motards qui désossent des voitures volées sur le ranch de l’infirme qu’ils retiennent prisonnier, au tueur de l’autoroute qui est “désolé” d’avoir dégommé les cinq membres de la même famille, aux arnaqueurs, aux fous, aux visages de plouc sournois qui surgissent dans les enquêtes militaires, aux rôdeurs tapis dans l’ombre derrière les portes, aux enfants perdus, à toutes les armées de l’ignorance qui s’agitent dans la nuit.”

Parution ces jours en poche du formidable recueil de chroniques de Joan Didion, L’Amérique. Il s’agit d’une compilation de onze articles écrits entre 1965 et 1990, et publiés en leur temps dans des revues et journaux comme Esquire, Life ou le New-York Times. À travers de longs reportages, Didion proposait à ses lecteurs contemporains de découvrir certains aspects, certains symboles et symptômes apparents, d’une société en pleine mutation. Sensible exploratrice du réel, c’est autant dans les petits et les grands drames du quotidien que dans les faits divers, dans ce qui ce qui ressemble à des modes saisonnières ou à des anomalies dérangeant le cours normal des évènements, que dans les mouvements plus vastes et forcément plus flous de toute une génération, révélateurs parfois du malaise ambiant, qu’elle a puisé la matière journalistique et littéraire qui anime ses textes. Proche de ce New Journalism qui prône l’idée qu’il est possible d’écrire un article qui se lise comme une fiction, elle s’est choisie elle-même pour personnage tragique; femme parfois fragile et isolée, dépressive chronique; confrontant sans cesse ses propres doutes aux actes qui se trament sur cette scène sauvage où elle évolue. Les articles de journaux ne sont pas forcément faits pour durer. Le lecteur d’aujourd’hui aura la chance, grâce à l’anthologie proposée et au suivi chronologique, de redécouvrir d’un œil nouveau certains moments de l’histoire populaire récente dont nous étions persuadés en connaitre déjà un rayon. Et puis surtout, avec ce supplément d’âme apporté par l’auteur, avec ce mélange d’esprit critique clinique mis en regard avec la volonté de creuser le ressenti intime jusqu’à la blessure secrète, jusqu’à la fêlure, c’est vraiment l’impression de rencontrer quelqu’un qui nous chavire.

JOAN DIDION

Joan Didion

Il faut d’abord avouer que le fond des articles est passionnant. Retour dans le Haight Ashbury juste avant la saison, avec ces gamins fugueurs planqués dans les squats alentour; certains déjà perdus dans les vapeurs lourdes d’un rêve toxique. On y croise le fantôme de Joplin, celui de Morrison peu après, mais ce ne sont que des ombres lointaines, ici c’est autre chose que l’on interroge, cette vague de fond qui prend le reste de l’Amérique au dépourvu. L’avènement du psychédélisme, l’été de l’amour revisité, le sentiment que quelque chose ne tourne peut-être pas rond, jusqu’à l’explosion, le revirement paranoïaque de l’époque, alors que la famille Manson débarque un soir devant une villa sur les hauteurs de Los Angeles. De cette époque étrange, c’est alors un requiem que Didion se surprend à écrire. En regard, nous sommes conviés à assister à quelques jugements pour divers crimes commis dans la Californie clinquante mais minée par ce qu’elle cache derrière ses décors de carton-pâte, derrière la grande fabrique du rêve. Et puis départ pour la Côte Est, avec l’autopsie minutieuse de la New-York des années 1980-1990, gangrénée et mise à genoux par la violence urbaine qu’elle contient et qu’elle ne parvient à enrayer. Le voyage se poursuit jusqu’au repos illusoire sur une plage d’Hawaii, et la contemplation d’un coucher de soleil alors que s’étend loin derrière l’ombre d’un immense cimetière militaire. Rien n’est jamais gagné, l’image proposée comme un idéal s’effrite rapidement quand on la creuse quelque peu, et bien sûr le diable se cache dans les détails, dans ces petits riens qui participent aussi à la sismographie d’une époque. Voilà pour le tracé effectué, à travers les ans, d’un bout à l’autre du continent, et au-delà.

“Les bars White Rose ouvraient très tôt le matin; je me rappelle avoir regardé dans l’un d’eux un astronaute s’apprêtant à partir dans l’espace, et j’ai attendu si longtemps que, le moment enfin venu, je regardais non plus l’écran de télévision mais un cafard sur le sol carrelé.”

Et puis Joan Didion qui questionne le malaise, c’est aussi sur sa propre personne qu’elle revient, avec beaucoup de sensibilité. La dépression nerveuse, le diagnostique d’une maladie incurable qui la sclérose et qui la ronge, c’est aussi ça qui l’accompagne au fil du temps, et qui agit peut-être sur sa vision journalistique comme en un prisme; l’instabilité permanente de intime, cette fragilité parfois de la personne qui regarde, et qui se confronte aux soubresauts du monde. Voilà qui donne grandement corps aux différentes investigations menées, quand le portrait de l’auteur se fond dans les sujets qu’elle explore, et que nous entendons sa voix singulière qui revient sur ce que nous pensions déjà savoir. Alors qu’elle a déjà pointé du doigt, et qu’elle nous laisse deviner, ce que finalement nous n’avions jamais vu.

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(photo Time & Life / Getty images)

L’Amérique de Joan Didion, c’est d’abord reprendre la route, pour ce que l’on croit être des territoires maintes fois explorés, rêvés et fantasmés. C’est accepter de grimper à bord de la rutilante sport-car et, place du mort oblige, s’abandonner, fermer les paupières quelques instants. Laisser filer la piste brune du bitume et remonter le temps; alors que l’autoradio se crispe et crachote ses nouvelles insensées, soudain le bruit d’une guerre ou d’une crise parait presque parasité: par cette pop ambiante, par la vitesse, par le désert environnant, par les étoiles et quelques mystérieux satellites; bientôt ce n’est plus que le doux crépitement d’une pluie d’été, berçant l’orage reptilien, qui s’empare de cette nuit. On a ouvert les yeux depuis longtemps; on croirait reconnaitre parfois dans quelque miroitement le paysage esquissé, celui d’une Californie d’or et de rêve, ou celui de la nouvelle ville éternelle, la nouvelle York arrimée sur son rocher. Et ce ne sont que des chimères, nous dit-elle. Elle murmure, elle a déjà creusé; elle a ainsi déjà vu le cafard, la toile d’araignée, et le serpent lové autour d’une grande pomme d’espérance, celui qu’il est si facile d’embrasser. Elle a creusé la tombe d’un été, elle lui a écrit un requiem, elle nous le récite en un murmure, comment c’était vraiment. Comment c’était pour ceux qui s’en souviennent. Elle a vécu la véritable crise, celle de la dépression des reliefs de son âme, celle où tout fout le camp, dans l’assourdissant silence des déferlantes, des vagues du crime normalisé et de la folie partout aux alentours. Elle nous raconte le San Francisco de 1967, le New-York des années 1980-1990, comme nous n’aurions imaginé l’entendre, et y amène ce que elle-même était là dedans, ce que c’était réellement de le vivre. Et nous sommes avec elle, naufragés dans la nuit. Passagers de la tourmente, nés de ce monde, jetés dans ce monde. L’Amérique de Joan Didion, c’est d’abord reprendre la route, et accepter de se perdre.

“L’Amérique – chroniques (1965-1990)”

Joan Didion / Editions Grasset, 2009; Editions Le livre de poche, 2014

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