Tristesse de la terre: une histoire de Buffalo Bill Cody, de Eric Vuillard

tristesse de la terre

After the Gold Rush

“L’Indien est mort. Les cavaliers remontent en selle et quittent la piste. La foule applaudit et bisse; car à cet instant, on désire plus que tout revoir la scène, oui, juste la fin tragique, seulement ça, la mort du chef indien. L’émotion est ainsi faite qu’elle arrive sur commande; le même épisode vu et revu, le refrain d’une chanson passée en boucle nous met chaque fois les larmes aux yeux, comme si une vérité indicible et sublime se répétait inaltérée.”

William Frederick Cody, fils de fermiers quakers établis dans les grandes plaines des territoires de l’Iowa puis du Kansas, orphelin de père à l’âge de 11 ans; enfant de la Frontière parti des campagnes pionnières pour l’inconnu de l’ouest, à la poursuite de l’insondable mystère de l’Histoire en marche. William Frederick Cody, jeune cow-boy devenu éclaireur des troupes de l’armée américaine déployées le long des rares pistes qui menaient alors jusqu’en Californie, traqueur d’Indiens et de renégats; quelques années avant qu’il ne reprenne ces mêmes chemins de traverse, galopant solitaire d’un trading post à l’autre, trimballant avec lui les sacoches craquelées portant l’empreinte du Pony Express. William Frederick Cody, membre de l’équipe assurant la sécurité et le ravitaillement des chantiers de construction des premières lignes de chemin de fer; tireur habile, il gagna son surnom à la victoire d’un pari, en abattant 69 bisons en une seule journée. Alors que le monde était en train de changer, que la terre était en passe d’être entièrement soumise, domestiquée, Buffalo Bill Cody en avait des histoires à raconter, authentiques ou rêvées, lors des soirées passées dans les saloons des villes où il s’arrêtait. Les journalistes et scribouillards de l’est, venus recueillir ici les quelques bribes de la légende dorée, en avaient déjà fait l’un des grands héros de leurs dime novels, égal en aventures épiques à Kit Carson, à Davy Crockett. Il était loin maintenant le jeune William, transformé par le mythe naissant; et pourtant quelque part, cette vie passée et fantasmée témoignerait peut-être d’une sorte d’héritage, de quelque chose à transmettre. Voulaient-ils entendre, lire, rêver à cet ouest sauvage? On allait le leur montrer. On allait leur en amener, un peu de cette poussière et de cette odeur de poudre, un peu de cette magie. On allait débarquer dans toutes les cités, dans les pays du monde lointain, avec la cavalerie, l’artillerie,  les cow-boys francs-tireurs et les Indiens cruels, le grand spectacle étourdissant. Et c’est ainsi, autour de la gravitation d’une mémoire sublimée, que fut créé, en 1883, le premier Wild West Show de Buffalo Bill.

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William Cody // Buffalo Bill (1865 – autour de 1875 / photographes inconnus)

Tristesse de la terre. Ce précieux petit livre ne s’attachera peut-être pas particulièrement à cerner la personnalité fascinante de son sujet, que l’on ressent pourtant comme en un filigrane, mais tendra plutôt vers une réflexion autour du spectacle que celui-ci, aidé par des journalistes et premiers entertainers venus de l’est, a lancé à la face du monde. C’était en quelque sorte le premier reality show a être proposé, à savoir la première mise en scène du monde réel avec les moyens rustiques du début de notre époque moderne, transformée par un script tendant vers la réalisation du fantasme de ses spectateurs. Ce que les gens voulaient voir du Wild West Show, derrière les décors de cartons et au-delà de la piste de terre battue, c’étaient les duels, les combats, c’était voir les véritables sauvages Indiens, c’était voir la victoire des colons et des colonisateurs. Réécriture de l’histoire, les massacres deviennent d’héroïques batailles, et ces terribles Sioux, sur lesquels on peut cracher comme on lancerait des piécettes ou des fruits mûrs à la gueule, relevés une fois la représentation terminée, nous vendrons leurs quelques artefacts à la sortie de l’arène. Le chef résistant Sitting Bull signera même quelques autographes rien que pour nous, et mâchonnera quelques incompréhensibles insultes hunkpapa à notre encontre, pour notre plus grand et inconscient plaisir. Spectacle originel de notre culture moderne, histoire écrite et illustrée par les vainqueurs, vendue par les vainqueurs. La machine s’emballe, bientôt la carte terrestre est trop petite pour contenir l’échappée folle de ce rêve de gamin des prairies: quand les rois sont conquis jusqu’en Angleterre, quand le Colisée de Rome se révèle trop étriqué pour accueillir la troupe de cow-boys et de sanguinaires. 40’000 spectateurs par jour, à travers le pays et à travers le monde. Faire venir des Indiens, survivants de Wounded Knee et des dernières luttes, jusqu’au Piémont, jusqu’à Marseille et en Alsace-Lorraine. Reproposer le concept du show itinérant à ses contemporains jusqu’à créer une autre fantaisie, déclinée à l’infini jusqu’à nous, le glorieux Luna Park, monde irréel et magique s’il en est, venu pourtant de ce même terreau, celui qui a assisté à la fin d’une Frontière pour en proposer une nouvelle, un nouveau rêve de plumes, de balles à blanc et d’artifices, de paillettes et d’impossibles couleurs au néon. C’était peut-être aussi cela, le Wild West Show. Les Indiens tous coiffés de structures aux plumes infinies, hululant leur chant de youyous que tous les gamins répètent mais qui n’a jamais existé; le Star-Spandled Banner, chanté avant chaque représentation, et devenu hymne national depuis. La magie, disaient-ils. Comment résister à la magie?

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Le Wild West Show en 1890 (Rome, 1890 – photographe inconnu)

Tristesse de la terre est un magnifique bouquin. Il se présente sous la forme de petites capsules chapitrées, chacune étant ouverte par une photographie d’époque. Et vous déboulonnez doucement ce petit œuf, ce petit présent, qui renferme des odeurs et des sons venus d’un autre temps, échos longs et lointains, revenus jusque auprès de nous dans le brouhaha du quotidien, revenus transpercer ce quotidien; comme une sorte de conque trouvée sur la mystérieuse plage d’une mer de rêves. Magie de l’écriture sensible d’Eric Vuillard, parcours tendu de petits pièges fragiles que seul le langage parvient à éviter, douceur et engourdissement progressif des sens, petite musique rémanente. Premier livre lu de la rentrée littéraire 2014, premier ouvrage d’une plume française qui plus est; flacon, ivresse et baste; un petit bijou à découvrir.

Tristesse de la terre

Eric Vuillard / Editions Actes Sud, 2014

Sleep Inside, de Lilium (2000) – Dream inside…

One comment on “Tristesse de la terre: une histoire de Buffalo Bill Cody, de Eric Vuillard

  1. Mary says:

    Je ne suis on ne peut plus d’accord. Ce livre est un petit bijou comme on en voit peu. Mon avis ici 🙂 http://wp.me/p3tHm2-d2

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