Homesman, de Glendon Swarthout

Mise en page 1

Desperately in need  of some stranger’s hand, in a
Desperate land

“Il aperçut Mary Bee Cuddy à plus de deux kilomètres, une tache noire sur fond blanc près de la maison. Il réfléchit en chevauchant. Il avait entendu dire par les voisins qu’elle se tenait souvent de la sorte par temps clément, scrutant les grands espaces dans l’espoir de voir – quoi? Un bison? Un cavalier? Une file de chariots? Ou bien un miracle, un arbre qui pousserait, rien qu’un arbre pour lui rappeler sa terre d’origine? Il se demanda s’il existait une façon de mesurer la solitude.”

Homesman est un roman qui parle des pionniers, de ces premiers colons à s’être installés à l’ouest du fleuve Missouri, dans le territoire du Nebraska. C’était au milieu du XIXe siècle, quelques années avant le grand chantier d’une voie ferrée transcontinentale, avant les vastes manœuvres militaires qui tendraient à “pacifier” la région des grandes plaines en chassant les tribus indiennes de leurs terres. Toute l’étendue de l’ancienne Louisiane française avait été rachetée par la nation américaine depuis presque un demi-siècle, donnant à voir, sur le papier et sur les cartes, l’expression d’un immense pays à la conquête du continent, et pourtant la Frontière n’avait pas encore été repoussée. Frontière d’éléments naturels, aux eaux boueuses tranchant la terre en deux, et Frontière dans l’esprit, comme une idée, comme le défi de quelque chose à dépasser: à la suite du poète qui chantait le “Go West, young man“, ce sont les ténors exaltés du gouvernement qui ont commencé à invoquer la notion de Destinée manifeste, l’inexorable et sacrée volonté que le peuple se déploie sur tout ce qui fut estimé comme acquis, sur tout le Nouveau Monde s’il le fallait . On avait découpé dans la géographie brumeuse de l’ouest de vastes et carrés territoires, et tous les volontaires pour le voyage s’y voyaient octroyer par le Congrès une section de 65 hectares.  Ce n’était pas une ruée, ce n’était pas encore une fièvre; c’était une petite ouverture, une première piste tracée dans le mystère de la grande prairie, et ce sont d’abord des familles de migrants, accompagnées de quelques aventuriers, de solitaires déçus du monde civilisé, qui s’y sont engouffrés, tous autant emplis d’un même fragile et inquiet espoir.

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Famille de pionniers dans la vallée de la Loup River (Nebraska), 1886

Homesman parle d’abord beaucoup de la vie quotidienne des pionniers, en ces premières années d’une timide colonisation. Le territoire du Nebraska, c’était une plaine herbeuse à perte de vue, une contrée sans arbres, soumise aux aléas d’un climat propice aux extrêmes, aux tempêtes et tornades, à la canicule et au gel. Pour ces nouveaux fermiers, qui n’avaient d’autre choix que de construire leurs maisons et villages avec des mottes de terre, il allait falloir dompter un paysage vierge et sauvage, encore insoumis, et user d’ingéniosité. Manquant de ressources et de ravitaillement, livrés à eux-mêmes, loin des dernières lueurs des feux de la civilisation, ils ne pouvaient désormais compter que sur les maigres forces que leurs communautés naissantes avaient à offrir.

L’histoire commence aux abords de l’un de ces villages disséminés le long de la rivière Loup, au sortir d’un hiver particulièrement violent. Après des mois de travail peu fructueux, après une saison d’isolement sous un manteau de neige battu par les vents, après la disette et la maladie, la mort de plusieurs enfants, 4 femmes de fermiers auront perdu la raison. Elles auront simplement craqué, victimes de cet espoir où pour peut-être prospérer il faut aussi être capable de savoir tout abandonner, ce qu’elles auront refusé. Les familles ne pourront s’occuper de leurs malades, et la communauté ne peut en assumer la charge; il sera décidé de les renvoyer à l’est, vers les parents qu’il leur reste et les institutions qui auront les moyens de les soigner et de prendre soin d’elles. Pour diriger le fourgon et remonter une piste estimée à plus de 5 semaines de voyage, une tâche dangereuse dont personne ne veut, il faudra désigner un rapatrieur, un homesman, parmi les membres de la communauté. Paradoxalement le choix se portera sur une femme, Mary Bee Cuddy, institutrice désœuvrée, vivant toujours seule, sans mari, sur un morceau de terre qu’elle cultive avec soin. Peu avant le grand départ, elle tombe sur un homme qu’on avait laissé pour mort dans la grande Prairie; Briggs, un mystérieux voleur de concessions qui se sera fait attraper pour ses méfaits. Elle lui propose de lui sauver la vie, à condition qu’il l’accompagne dans son périple…

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Miss Mary Longfellow à Broken Bow (Nebraska) – date inconnue

Il faut d’abord s’éloigner de ses propres clichés, et se laisser porter par le flot fascinant du roman, qui prend près d’un tiers à reconstituer minutieusement le quotidien de cette époque mythique. Le tout est très bien construit, fourmillant de détails et d’informations subtilement distillées, et offre ainsi une armature solide pour le déroulement de l’action. Car Homesman est aussi un grand roman d’aventure, qui propose une véritable échappée sauvage, pleine de rebondissements, dans les plaines du Far West. Outre les personnages rencontrés, ainsi que les 4 femmes malades dont on peut suivre avec une certaine empathie l’enfoncement dans la maladie, ce seront les deux anti-héros, Briggs le brigand, mais surtout Mary Bee Cuddy, qui porteront l’entier du récit. Ce livre prend comme point d’accroche, et est d’abord centré sur l’une des grandes afflictions de ces pionniers et de ces aventuriers, la solitude et l’isolement. Que le récit se développe autour de la misère subie par les femmes de ces pionniers, c’est déjà un angle de vue rare et précieux. Et que le rôle principal soit mis en valeur par un caractère féminin, dans un monde traditionnellement peuplé d’hommes, un monde brutal et perpétuellement violent, c’est une des grandes merveilles de ce bouquin. J’ai adoré le livre Homesman, peut-être plus encore que Le Tireur du même Glendon Swarthout, dont j’avais parlé ici il y a quelques temps. Je me permets de le conseiller à tous; amoureux des westerns, et peut-être même surtout à ceux qui s’y sentent peut-être insensibles, car il est suffisamment complet, complexe, teinté de tant de nuances, autant iconique qu’iconoclaste, qu’il est capable de tous nous toucher. Pour le reste, pour moi-même… Redorer ses clichés, et parer son petit rêve intime de nouvelles images; revoir les maisons de terre, les paysages de la longue mer d’herbe, et faire s’animer en soi les quelques portraits laissés par l’histoire, les Mary Longfellow, les familles de pionniers, les wayfarer strangers et les autres, certains aux yeux incroyablement blancs, d’autres comme flous parce que la vie ne se laisse pas facilement capturer. Il faut s’imprégner, plus que de l’atmosphère, il faut s’imprégner de cette âme floue et mouvante, il faut se l’accaparer et la laisser jouer dans l’ombre caverneuse de notre imaginaire.

PS: Toujours pas vu le film de Tommy Lee Jones, sorti ce printemps, avec lui-même et la belle Hilary Swank dans les rôles-titres, mais me réjouis bien maintenant que j’ai lu le bouquin! Est-il autant bien que le livre? À découvrir donc prochainement.

“Homesman” ( The Homesman, 1988)

Glendon Swarthout / Editions Gallmeister, 2014

Cat Power – Good Woman (2003) –

I will miss your heart so tender
And I will love this love forever.

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