Les guerriers silencieux – journaux apaches, de Grenville & Neil Goodwin

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Le véritable Trésor de la Sierra Madre

“Témoin d’occupation humaine, ce petit site regorge d’histoire, de violence, de secret, de farouche volonté de survivre, mais au-delà des évidences, nous ne savons rien de ce qui se passait ici, de ce qu’était la vie de ces gens, nous ne savons ni d’où ils venaient, ni où ils sont allés ensuite, nous ne pouvons que le supposer. À présent que nous avons vu le lieu, nous savons qu’il existe, mais ceux qui y ont vécu n’en sont pas plus réels – le sont peut-être moins encore qu’avant notre visite. Les maisons qu’ils ont construites, les morceaux de métal rouillé qu’ils ont conservés, façonnés, sont on ne peut plus concrets et pourtant, les habitants du lieu sont toujours des fantômes.”

Le grand chef apache Geronimo fut l’un des derniers à se rendre. Après une première reddition qui l’avait fait entrevoir la misère de la vie en réserve, il avait pris le maquis depuis quelques années, accompagné d’une quinzaine de guerriers, de quelques femmes et enfants, et parvenait depuis lors à échapper à plus de 10’000 soldats des armées américaines et mexicaines réunies pour cette grande chasse à l’homme. Il était absolument insaisissable, fondu dans un décor gigantesque de déserts et de montagnes, de canyons et de mesas. Mais la tactique de guerre était simple: lorsqu’il marquait un coup, réussissant à s’enfuir d’un guet-apens en abattant des assaillants, ou lorsqu’il revenait victorieux d’un quelconque raid vengeur, l’armée s’en prenait systématiquement aux membres de son peuple restés captifs dans les réserves de Fort Apache et de San Carlos. Fatigué de cette vie de fuite et d’errance, souffrant pour toutes les victimes de la résistance perdue d’avance qu’il menait, il se rendit enfin le 4 septembre 1886. On enverrait ce dangereux subversif ainsi que ses partisans le plus loin possible, jusqu’en Floride, en cet exil qui marquerait la fin de toute volonté de liberté des Apaches. C’en était fini, toutes les tribus indiennes des États-Unis étaient parquées dans des réserves. 4 ans plus tard, le massacre de Wounded Knee sonnait le glas de la conquête de l’Ouest, annonçant la victoire dans le sang des colons sur plus de 200 nations amérindiennes.

Depuis les années 1890, on entendit plusieurs rumeurs au sujet d’indiens qui vivraient toujours en liberté dans les montagnes de la Sierra Madre, entre l’Arizona, le Nouveau-Mexique et le Mexique. Ce sont des histoires racontées par des cow-boys, des chercheurs d’or ou des aventuriers; on aurait aperçu de mystérieux hommes au loin qui auront vite fait de disparaitre, et l’on a même découvert des restes de campements. Aucun contact n’est alors possible, les Apaches restent introuvables, il s’agirait peut-être d’une légende. Il faudra attendre 1927 pour une première véritable rencontre: en octobre de cette année, le rancher Francisco Fimbres et sa famille sont victimes d’une attaque éclair, non loin de leur ferme située dans le Sonora. Ce sont ces guerriers fantômes; ils égorgent sa femme et kidnappent son fils tandis que lui parvient à s’enfuir. Rendu ivre du désir de vengeance, et terriblement inquiet pour son fils disparu, il convaincra les autorités de constituer une milice qu’il dirigera, et passera les années suivantes à sillonner la région à la recherche de ces “sauvages”. La tête de ces derniers est mise à prix, on en débusquera quelques uns, et l’on enlèvera en retour quelques enfants. En 1929, l’anthropologue américain Grenville Goodwin tombe par hasard sur un article de journal traitant de cette histoire. Fasciné, il décide d’effectuer un premier voyage dans la Sierra Madre, puis quelques autres, sur la piste de ce peuple secret. Entre quantité de témoignages recueillis et notes de terrain de ses découvertes, il compilera une somme impressionnante de données dans son Journal de bord. Oui, une ou plusieurs tribus Apaches survivent toujours en liberté dans ces montagnes; il s’agirait de clans ayant été fidèles à Geronimo mais ayant préféré la fuite à la reddition. Discrets au possible, invisibles, ils subsistent grâce à un mode de vie nomade, chassent et cueillent peu, rapinent quelque peu dans les ranchs alentour, et n’ont presque aucune possession. Goodwill, armé d’une masse d’informations conséquente, serait bientôt prêt à compiler le tout dans un ouvrage de recherches, et à alerter l’opinion sur la nécessité humanitaire d’aider ces tribus à poursuivre leur aventure. Malheureusement, un cancer foudroyant aura eu raison de lui très vite, il meurt en 1940. Son journal, et l’histoire fascinante qu’il raconte, sombreront pour longtemps dans l’oubli.

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Le Sonora et la Sierra Madre (photo T. Castelazo)

Et puis le fils de Grenville a retrouvé les écrits de son père. Un père que Neil n’a jamais connu, décédé deux semaines après sa naissance, et qui laisse derrière lui des indications pour ce qui ressemble à une véritable chasse au trésor; passionné par ce récit presque mythologique, Neil embarque lui aussi pour l’Arizona et la frontière, pour une série d’expéditions réalisées entre 1976 et 1999. Il y a d’abord la volonté de marcher sur les pas de son père, de retrouver les lieux photographiés par Grenville, et de savoir qu’il était en ce lieu un jour, ce grand absent dont on recherche l’ombre, le souffle. Il y a ensuite la poursuite de l’enquête historique; retrouver les ruines des camps s’il en reste, les grottes alors utilisées pour le stockage, et les objets laissés décrits dans le Journal. Il n’y a aujourd’hui plus d’Apaches dans la Sierra; où ont-ils disparu? Quelques anciens se souviennent de certains évènements, et l’on rencontrera plusieurs descendants des différentes personnes apparaissant dans les notes du père. C’est une histoire en bribes, morcelée, transmise oralement en centaines de contes folkloriques, une histoire qu’il faudra réécrire. Les guerriers silencieux – journaux apaches est le résultat de presque un siècle de recherches, en filiation. C’est un formidable documentaire revenant sur un important passage caché, oublié, de l’histoire des États-Unis, autant qu’un grand livre western empli de l’esprit et de la légende de l’Ouest.

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Apache Kid, entouré de deux guerriers

Ce livre est une vraie petite merveille. Intéressé par tout ce qui aborde les indiens d’Amérique du Nord, j’ai été fasciné par la découverte qu’ont faite Grenville et Neil Goodwin, soit avoir révélé l’existence d’une ou de plusieurs tribus qui auraient survécu longtemps à la mise en place absolue de la politique des réserves aux États-Unis. C’est une information qui n’apparait dans aucun livre d’histoire, qui va même à contre-courant de la version que nous savions officielle de celle-ci. L’ouvrage reprend les évènements depuis 1886, et remonte le temps jusqu’à nos jours; les chapitres se répondent entre le Journal du père écrit aux alentours des années 30 et le récit de son fils rédigé dans une période plus contemporaine. Il y a aussi cette quête de Neil tendant vers son père, qui amène un surplus bénéfique d’émotion à la narration. Et puis, dans cette foule de témoignages et de souvenirs, c’est toute l’époque du Far West qui remonte à nous. C’est d’autant plus génial que je pensais cette période révolue en 1900 déjà. Ici, ce sont des cow-boys qui racontent, et qui parlent de leur vie, qui nous parlent des chercheurs d’or venus dans la région, des mormons qui ont fondé toutes ces colonies qui sont devenues des villes ou qui ont disparu; nous apprenons aussi les noms des hors-la-loi d’alors, dont les mythiques indiens outlaws Juan l’Apache et Apache Kid, ainsi que leurs hauts faits; comment ils ont vécu, comment ils sont morts. Au nombre d’éléments de recherche insérés dans le texte, c’est une vraie plongée dans le temps et l’histoire. Mais Les guerriers silencieux – journaux apaches est aussi un magnifique ouvrage de distraction, d’évasion, une porte ouverte vers le rêve, celui d’une contrée mythique, où certains hommes peuvent encore voyager et vivre libres, sans entraves. Et, peut-être, rendus secrets au monde qui les entoure, cachés comme seuls les Apaches en connaissent l’art, c’est en ce lieu aussi qu’ils parviennent pour toujours à marcher dans la beauté.

“Les guerriers silencieux – journaux apaches” (The apaches diaries – 2003)

Grenville & Neil Goodwin / Editions OD – Indiens de tous les pays, 2012

L’Indian summer des Doors (1970) à plein tube, en mode contemplatif pendant la traversée du désert direction l’Arizona Dream.

4 comments on “Les guerriers silencieux – journaux apaches, de Grenville & Neil Goodwin

  1. Eric says:

    J’ai hâte de lire cet ouvrage. Le sujet est fascinant et n’a été abordé qu’une fois à ma connaissance, dans La Fille Sauvage de Jim Fergus paru il y a une dizaine d’années, même si Gordon D. Shirreffs mentionnait l’affaire Fimbres dans le prologue du Chasseur d’Apaches paru dans la collection Western Le Masque à la fin des années 70. Le livre de Fergus est un roman au suspense remarquable, plus réussi que le film Last Of The Dogmen (Le Dernier Cheyenne) sorti dans les années 90, avec un sujet similaire sur des Cheyennes perdus dans les montagnes du Montana depuis les années 1860.

    • Merci Eric pour votre précieux commentaire; si j’ai déjà entendu parler de Jim Fergus et n’ai pas encore eu l’occasion de lire un ses ouvrages, vous m’avez déjà conquis et je vais m’empresser de découvrir La Fille Sauvage. Mon Amérique, du même auteur, m’avait déjà tapé dans l’œil; ce n’est plus qu’une petite question de temps donc! Merci aussi de m’éclairer sur ces liens entre le livre des Goodwin et d’autres œuvres,, vous vous m’ouvrez là des pistes inconnues que je me réjouis de tracer. Et je serais ravi d’avoir votre avis sur Les guerriers silencieux, si vous voulez m’en donner des nouvelles à l’occasion? Tout de bon à vous et au plaisir!

  2. Je l’ai enfin lu (en anglais, l’édition française est malheureusement épuisée). C’est un livre documentaire captivant qui se lit comme un roman. Je trouve moi aussi fascinant cette inclusion d’un passé qu’on pensait révolu dans une époque (presque) contemporaine. Le roman de Jim Fergus s’est clairement inspiré des recherches de Goodwin. Le chef de guerre du clan apache s’appelle d’ailleurs Indio Juan (comme Apache Juan dans le documentaire). J’ai découvert par hasard qu’il avait été adapté pour la télévison, mais le téléfilm (tourné au Canada !) est bien en deça du livre. Merci en tout cas d’avoir attiré mon attention sur ces guerriers silencieux dont l’aventure m’a laissé sans voix.

    • Content d’avoir de vos nouvelles, merci pour votre commentaire, et toutes ces informations! C’est juste dommage que ce livre soit épuisé en français – en attendant une éventuelle réédition je le verrai comme d’autant plus rare et précieux… Je n’ai malheureusement pas encore abordé le Fergus, malgré mon enthousiasme d’il y a quelques mois: ma pratique de la lecture en ricochet m’a fait pour l’instant aborder d’autres rivages, mais je vais y arriver! En attendant, je viens de terminer un roman monumental qui aborde entre autres, par la fiction, la capture d’un enfant par une tribu Comanche; ça se passe pas très loin, au Texas, et ça court depuis les colons inglos jusqu’aux barons du pétrole. Nouveau classique western et post-western, un vrai chef-d’œuvre que je vous conseille de tout cœur: Le Fils, de Philipp Meyer. Je me permettrai un petit article ici dès que j’aurai digéré la matière. Au plaisir de vous revoir par ici bientôt, tout de bon à vous!

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