Je profitais de ce samedi pluvieux pour visiter ma librairie préférée. J’étais parti avec en tête de découvrir les premières parutions de la foisonnante rentrée littéraire, en visant particulièrement le nouveau livre de Laura Kasischke, Esprit d’hiver (Editions Bourgois, 2013), sur lequel je me suis précipité, et que je me réjouis de commencer une fois mes quelques lectures ouvertes terminées. J’en parlerai bientôt, et j’encourage déjà tout le monde à lire les ouvrages magnifiques de cette grande poétesse et romancière américaine. François Busnel, de l’émission de télévision française La grande librairie, est parti à sa rencontre en 2012, à Ann Arbor, Michigan. Ce fut l’occasion d’un lumineux entretien avec l’un de mes écrivains préférés, que je me permets de proposer ci-dessous. Évocation de l’état de la poésie aux États-Unis, ouvertures pudiques sur la vision de Kasischke revenant sur son œuvre, et puis cette sortie flamboyante qui donne la pleine mesure de ce que l’on peut ressentir de son travail:
“Ici, en une semaine à peine, nous passons d’un hiver rigoureux à un printemps spectaculaire. et pour que cette évocation soit belle, tout dépend du langage. Je connais beaucoup de poètes qui sont avant tout des amoureux des mots; je ne dirais pas que moi je suis amoureuse des mots. Je suis amoureuse des images.”
Tant de beauté dans ce monde, tant de finesse. Je poursuivais ma balade en librairie, en visiteur discret et attentif, baguenaudant au fil des rayons, les yeux attirés en tous sens sur toutes ces couvertures d’ouvrages; envie de toucher, envie d’ouvrir, envie de m’évader et de me disperser dans les mots, dans les images, dans les rêves. Je suis arrivé, presque malgré moi, dans le rayon scolaire du magasin. La rentrée des écoles était mise en place; de grandes tables accueillaient les commandes des professeurs pour leurs classes. Devant le secteur anglais, j’ai regardé par curiosité les choix dictés: bien sûr des Shakespeare, ainsi que des recueils de nouvelles classiques, certains livres adaptés. On y trouvait aussi en pile Des souris et des hommes de Steinbeck, ce grand classique qui fera, je l’espère, voyager les gamins sur les terres mythiques de l’époque de la Grande Dépression, tout en dépassant ce cadre pour proposer un conte universel. Certains enseignants recommandaient des lectures plutôt originales; le Montana 1948 de Watson, très belle et sombre chronique familiale (livre réédité en français par Gallmeister, 2010), ou aussi le livre Warm Bodies, de Marion, histoire d’amour avec zombies sorti il y a peu au cinéma. Parmi ces quelques choix éclectiques, ainsi que d’autres dont je ne me souviens plus, quelqu’un demandait à ses élèves de lire Flight, de Sherman Alexie. L’histoire, de nos jours, d’un Indien d’Amérique ayant grandi dans une réserve, confronté chaque jour à la pauvreté et à la violence. Quand une énième altercation avec un quidam tourne mal, et qu’il se prend une balle en pleine tête, il se retrouve plongé dans un coma de chimères où étrangement il remonte le temps et revit les épisodes tragiques de l’histoire de son ethnie. Je trouve que faire lire Alexie pour apprendre à parler anglais est un formidable prétexte. J’avais découvert l’auteur en mon adolescence, avec le livre Indian Blues, et c’était pour moi une formidable initiation à ce que la littérature américaine peut avoir de vigueur, de dynamisme, autant dans le classique que dans les marges. Sherman Alexie, membre de la tribu des Spokanes, revient toujours sur le parcours des siens; et s’il propose dans sa littérature un tableau moderne des États-Unis, son souci de revendication d’appartenance à un peuple repoussé de cette civilisation est un parfait témoignage de ce que la norme peut sembler intraitable avec la marginalité; et c’est un symbole digne d’une grande partie des œuvres artistiques et culturelles en Amérique. Je ne résiste pas de proposer un nouvel entretien de François Busnel avec l’auteur, filmé en Californie en 2012 pour un nouvel épisode inclus dans l’émission La grande librairie. Décidément, les reportages de Busnel sont extraordinaires; à la rencontre de grands auteurs, il parviendra toujours à tirer de simples discussions d’intenses instants de vérité et de beauté. Ici, Sherman Alexie évoque, en quelques mots, toutes les contradictions qui ont forgé le pays. Le paradoxe du rêve américain:
“Un pays d’immigrants, qui déteste les immigrés. Un pays de grandes libertés, dirigé par de grandes sociétés. Un pays optimiste, au passé incroyablement violent. Un pays fondé par des gens fuyant la persécution religieuse, qui est devenu incroyablement intégriste. Un pays énorme, un pays divers, et qui veut que nous nous comportions tous pareils. Oui, c’est tout cela, en permanence.”
Je quittais la librairie et m’en allais sous la pluie; avec dans le sac mon Kasischke, quelques diverses trouvailles, et l’envie de lire d’autres Sherman Alexie. Pour un samedi pourri, je pense que je n’ai pas trop perdu mon temps. Je profite de cette petite divagation pour souhaiter aux lecteurs, et aux gamins qui reprennent gentiment le chemin de l’école, une excellente rentrée! Littéraire, scolaire, ou autre, en n’importe quel sens il y aura toujours une occasion de faire de très belles rencontres et découvertes.
Merci à François Busnel pour son émission de télévision La grande librairie (France 5), à qui j’emprunte indirectement les liens pour proposer de magnifiques entretiens!