Les frères Sisters, de Patrick deWitt

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O Brother, Where Art Thou?

“-Un”, dis-je, et Charlie et moi fîmes feu, quatre balles tirées simultanément, et dont chacune atteignit sa cible, en pleine tête. Les trappeurs s’effondrèrent sur le sol, pour ne plus jamais se relever. C’était une tuerie parfaite, la plus propre et la plus efficace dont je me souvienne, et à peine étaient-ils tombés que Charlie éclata de rire, tout comme moi, même si pour ma part c’était plus par soulagement qu’autre chose, tandis qu’à mon avis, Charlie était ravi pour de vrai.”

Oregon City, 1851. Au retour d’une mystérieuse expédition criminelle dont nous ne connaitrons aucun détail, sinon que les nobles montures de nos héros auront misérablement péri dans un gigantesque brasier, les frères Eli et Charlie Sisters, les plus redoutables des gunfighters connus à l’ouest des Rocky Mountains, s’apprêtent déjà à repartir vers de nouvelles – et funestes – aventures. Le Commodore, sorte de parrain local qui aura bâti sa fortune en trempant dans toutes sortes de crapuleries, et pour lequel les frangins flingueurs exécutent les plus basses œuvres, leur a confié une dernière “affaire”: abattre un chercheur d’or qui l’aurait volé avant de s’enfuir en Californie. L’homme a été repéré à San Francisco; il suffira aux Sisters de chevaucher jusqu’à leur cible et de lui loger une balle en plein dans le mille.

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Gregory Peck – promo du film The Gunfighter (1950)

Mauvaise pioche pour Eli, le canasson racheté avant le grand départ se trouve être une bestiole stupide, maladroite et bientôt borgne. Tandis qu’il traine son blues avachi sur un si pitoyable destrier, sans se résoudre pourtant à s’en séparer, il tente de garder bonne mesure au côté de l’ainé, Charlie, auto-proclamé chef de la bande. Si ce dernier ne semble attiré que par la violence, le sang répandu et les saouleries quotidiennes (qui le rendent inévitablement malade comme un chien), Eli, lui, commence à se poser des questions sur le sens véritable de leurs actions, sur la sombre réputation qu’ils trainent, et qui les précède partout où ils se rendent. Aucune femme à qui compter fleurette, aucun moyen de se reconvertir un jour en paisible commerçant, et puis le poids de l’âge venant qui gonfle la bedaine, l’halène fétide des courtes nuits passées dans “la solitude des grands espaces, guère propice à la santé“; quelle dure vie menée pour de si célèbres outlaws: poor lonesome outlaws!

Mais la grande chevauchée appelle l’aventure; au cours de leur invraisemblable périple ils rencontreront, le long de cette piste fiévreuse de la ruée vers l’or, quantité de personnages hauts en couleur, et qui leur donneront souvent du fil à retordre: des prospecteurs rendus fous à force de passer trop de temps seuls dans la nature, des pères de familles d’émigrés ayant abandonné femmes et enfants sur le chemin pour parvenir plus vite à acquérir des concessions, un riche margoulin maître d’une ville de luxure bâtie à son image et à son nom, des trappeurs regroupés en bandes de tueurs, des demoiselles de petite réput’ mais riches en verbiage… Quelques Indiens bien sûr hantent la région, de même qu’une vieille sorcière qui leur jouera un drôle de mauvais tour. Quand ils arrivent enfin à San Francisco, frénétique ville-champignon, porte du rêve californien transpirant l’avidité de sa population et de ses visiteurs, les frères Sisters découvrent que Hermann Warm, l’homme qu’ils devaient abattre, pourtant surveillé par un espion engagé par leur boss, à disparu. Warm aurait repéré l’employé du Commodore qui le pistait, et aurait réussi à le convaincre de partir avec lui jusqu’en ce lieu nommé “la rivière illuminée”. Ils ne peuvent pas être très loin, forcément quelque part dans les montagnes aux alentours. La traque ne fait donc que commencer…

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(photo ababsurdo.com)

Extraordinaire bouquin que Les frères Sisters! Un livre généreux, empli autant d’humour (noir), que de profondeurs sensibles insoupçonnées, c’est un grand roman d’aventures, aux personnages truculents, empli de scènes mémorables et de dialogues ravageurs, le tout enrobé de cette patine western, qui en reprend les codes pour mieux les détourner. Nous sommes plongés à l’époque de la ruée vers l’or, de la conquête des dernières frontières, tout en étant du côté de deux criminels représentant parfaitement le folklore du Far-West; parfois bêtes et méchants, souvent étrangement sensibles et fleurs bleues face à leur environnement sauvage et violent , surtout du point de vue de Eli, narrateur de cette étrange épopée. Un contraste magique s’exerce entre les réflexions profondes et teintées de fatalisme du frère élégiaque, et l’action constante que l’on retrouve au fil des pages. Très visuel, c’est un livre qui m’a beaucoup fait penser, dans le ton parfois au second degré et dans le rythme de l’histoire, à quelque chose comme un film des frères Cohen, voire un Tarantino même, pour le défoulement dans la violence, jusqu’à l’absurde. Il m’a rappelé aussi les deux excellentes séries de bandes dessinées Gus, de Christophe Blain (éditions Dargaud, 3 tomes), ou Big Foot, de Nicolas Dumontheuil (éditions Futuropolis, 3 tomes). Je vais chercher ça un peu loin, mais je pensais aussi bien sûr à Lucky Luke en lisant Les frères Sisters (un personnage s’appelle d’ailleurs Morris, et le portrait qui en est fait ressemble aux caricatures de lui-même, mais c’est un hasard)! Je vais chercher ça très loin, mais j’avais parfois l’impression de découvrir un bon vieux Lucky Luke revu et corrigé à la sauce whiskey, dust et sangre. Pour ce retour sentimental vers une plage adorée de mon enfance, pour le confort d’être à la fois en terrain conquis et dans un univers inconnu, surprenant, plein de péripéties, plein de colts et de chevaux, de sales gueules et de anti-héros; pour tout ceci, et pour bien d’autres choses encore, je vais porter ce livre haut dans mon cœur. S’il n’y avait qu’un seul bouquin à lire ces jours, ou ce mois-ci, ou ces temps-là, c’est bien Les frères Sisters: un vrai petit chef-d’œuvre, une pure merveille.

PS: John C. Reilly, qui a découvert et adoré le livre, en a racheté les droits pour l’adapter au cinéma; à suivre donc. Si ce ne sera pas un film des frères Cohen ou de Tarantino, peut-être aura un petit air d’une production Apatow? En tout cas ça risque de chauffer…

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Patrick deWitt

“Les frères Sisters” (The Sisters Brothers – 2011)

Patrick deWitt / Editions Actes Sud, 2012; Editions Babel poche, 2014

Oh, Death – Ralph Stanley (traditional): O, Death, O, Death, Won’t you spare me over til another year!