Le fils, de Philipp Meyer

le fils

There will be Blood

“Pour revenir à l’assassinat de JFK, ça ne l’avait pas surprise. Il y avait alors des Texans encore vivants qui avaient vu leurs parents se faire scalper par les Indiens. La terre avait soif. Quelque chose de primitif y réclamait son dû. (…) Le sang qui coulait à travers les siècles pouvait bien remplir toutes les rivières et tous les océans, en dépit de l’immense boucherie, la vie demeurait.”

Il y a cette grande question, qui interroge l’héritage qu’a pu laisser aux générations suivantes cette époque mythique de la Conquête de l’Ouest, et ce que l’on a bien pu en retenir, de cette Histoire, au-delà du folklore et de la légende, contée par les vainqueurs. À travers un roman d’une densité extraordinaire, un roman-fleuve s’il en est, brassant époques et personnages, destinées personnelles et perpétuelle naissance d’une nation, Philipp Meyer réinvente le western en l’ancrant dans la pleine chronologie de son épopée. Depuis le temps des patriarches, de ces premiers colons et pères fondateurs de nouvelles dynasties, jusqu’à leurs descendants et légataires, qui sont nos contemporains, potentiels héritiers tant de la mémoire que de la terre, l’auteur parvient à tisser le motif d’une toile immense, animée et vivante, tendue et souvent violente, retraçant le parcours d’une famille texane lancée sur la piste chaotique de sa bonne fortune.

Filiation, ramification. L’arbre de vie est ainsi planté en amont du texte à venir, proposant au lecteur de contempler l’étendue de ce que le roman aura à offrir: une page pleine couvrant 7 générations de la famille McCullough, immigrés débarqués au Texas dans les années 1830 depuis l’Europe abandonnée, remontant le courant sanguin jusqu’à leurs fils lointains, nés à la fin des années 1970. Parmi les quelques 24 personnages évoqués, seuls 3 d’entre eux prendront pleinement part à la narration. Il y a d’abord Eli, le premier d’entre eux à naitre en Amérique, et considéré comme la pierre angulaire de cette saga. Né le 2 mars 1836, le jour de la proclamation d’Indépendance de l’éphémère République du Texas, il fait d’abord partie, gamin, de ces pionniers qui ont franchi la rivière Pedernales pour s’enfoncer vers l’ouest, en territoire indien, à la recherche de domaines cultivables. Un raid de guerriers Comanches viendra pourtant briser le premier rêve des McCullough; alors que sa famille est massacrée et que leur ferme est pillée, brûlée, Eli est kidnappé et se retrouve captif de la tribu. Il finira par être adopté par l’un de ses chefs, Toshaway, qui entreprendra de le rééduquer selon les coutumes indiennes, et passera avec eux plusieurs années, devenant un membre à part entière de ce fier clan de Comanches Kotsotekas, maîtres des Sierras et gardiens de la Frontière. Mais les combats de plus en plus inégaux contre les colonisateurs, autant anglos que mexicains, les maladies qu’ils véhiculent, la lente mais inexorable réduction des terrains de chasse et la raréfaction du gibier auront bientôt raison d’eux, et Eli, impuissant face à l’extermination des siens, n’aura alors pas d’autre choix que de se rendre et de retourner en territoire conquis. Jeune “sauvage” égaré, incapable de s’acclimater aux mœurs dites civilisées des villageois et citadins texans, il s’engage bientôt dans les Rangers, et c’est là le seul moyen pour lui de retrouver un peu de cette liberté des grands espaces. En 1861, la guerre embrase le pays, et le Texas s’aligne du côté des états sécessionnistes. Eli lui-même rejoint l’armée confédérée et participe, avec sa compagnie composée d’indociles anciens briscards et de guerriers Cherokees, à des raids brutaux contre les soldats nordistes. Des coups d’éclat pour une guerre perdue, Eli en ressort néanmoins auréolé d’une petite légende naissante, muni d’un grade de colonel, et c’est ainsi qu’on l’appellera dorénavant. Alors que la Frontière a déjà bien été repoussée et qu’elle borde maintenant le Mexique, il décide d’acquérir quantité de terres au plus près du Rio Grande, dans ce qu’il en reste de nature insoumise, et entreprend d’y établir un ranch et d’y fonder une famille. C’est de cet immense domaine, bâti sur le poids de l’histoire pleine de bruit et de fureur de son fondateur, que reposent les fondements de la dynastie des McCullough.

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Un ranch abandonné au Texas (photo Tim Benson / Texas co-op power)

On retrouvera le Colonel quelques années plus tard, quand son fils Peter prendra la parole, à travers son journal intime daté des années 1915-1917. À ce moment-là, le ranch est devenu un grand terrain d’élevage, et emploie nombre de vaqueros venus autant des plaines de l’est que du Mexique. Alors que les guérilleros de Pancho Villa agitent toute la région, et que le mot d’ordre semble être de rejeter tous les Mexicains de l’autre côté du fleuve, ou de les abattre plus simplement, Peter commence à s’opposer à son père, car ce dernier désire s’emparer, par la force, de l’hacienda des Garcia, famille d’origine hispanique établie dans la contrée depuis plusieurs générations. Quand le massacre ne peut être évité, et que le Colonel et ses hommes règlent leur contentieux à coups de feu et de mitraille, heureux d’avoir réussi leur raid sauvage, Peter se retrouve seul contre tous, rejeté et devenu bientôt le paria, l’étranger dans sa propre demeure, celui qui n’a pas les épaules assez larges pour assumer cette descendance qu’il se devrait de représenter. On pourrait croire qu’il ne peut accepter que les actes, et parfois les péchés de son père, ne lui soient donnés en héritage; et pourtant, au-delà de l’horizon qu’il peut contempler comme étant sien, a-t-il vraiment le choix? Un autre événement, lié à la tragique destinée des Garcia, viendra renforcer le conflit qui oppose Eli à Peter, conflit de générations autant que de mentalités, éloignant toujours plus ce fils maudit de la sphère d’influence parfois dévastatrice du père. En ces premières années du XXe siècle, c’est aussi, et surtout, la découverte du pétrole au Texas qui est évoquée; le domaine du ranch étant littéralement assis sur une immense nappe d’or noir, c’est une nouvelle ruée, et une nouvelle industrie qui peut débuter. L’élevage bovin laisse bientôt place à des champs de derricks, les vaqueros se reconvertissent en foreurs, le paysage, déjà rudement modelé par les domaines agricoles, se transforme et s’assèche, et l’argent se ramasse à la pelle. La troisième et dernière narratrice du roman, Jeanne Anne McCullough, petite-fille de Peter et donc arrière-petite-fille du Colonel, est l’actuelle héritière de ce qui est devenu un véritable empire pétrolier. En l’an 2012, âgée de 86 ans et au seuil de la mort, elle revient sur son parcours et repense à ses aïeux, dont les actes de noblesse, ou de bassesse parfois, les actes de courage ou de bestialité, auront amené sa famille à survivre, et à poursuivre cette grande épopée le long de presque 2 siècles d’histoire. Ses enfants et petits-enfants, à qui elle lèguera le pouvoir et les richesses qu’elle détient, semblent s’être déjà éloignés des fantômes de leur passé, qui ne représentent pour eux que quelques photos jaunies, carnets brûlés et légendes embellies. Après Jeanne Anne, après ce dernier Fils, l’histoire pourra enfin sombrer dans les vagues de l’oubli.

Spindletop Oil Well Centennial

Les premiers champs de derricks à Beaumont, Texas, 1901 (photographe inconnu)

Le Fils est un roman que j’ai un peu de peine à résumer, tant il couvre quantité d’événements, de pans de la grande et de la petite Histoire; mais rassurez-vous, il se lit d’une traite, et se dévore même. Les témoignages des 3 narrateurs, que l’on peut comprendre comme des confessions, s’entrecoupent tout au long du texte, et cette impression de voyager dans le temps est rendue fluide grâce aux multiples liens qui unissent les voix entre elles. Les chapitres consacrés au Colonel Eli, les plus conséquents, sont certainement les plus fascinants car ils proposent une relecture de la légende de l’Ouest en mode pur western, d’un côté comme de l’autre des nations en conflit. À ce jeu du renversement des points de vue, notamment dans les superbes pages, très documentées, consacrées à la tribu Comanche, le sceptre de qui détient les valeurs de la civilisation face à la barbarie peut s’échanger sans ambages d’un camp à l’autre. Le rapport à la terre, à sa conquête et à sa possession, est un élément omniprésent, comme une sorte de fil conducteur, et c’est ce qui détermine presque chacune des actions des personnages. Le Fils, construit comme une saga familiale, où les générations s’interpellent et se croisent, pose aussi la question de l’héritage et de la transmission. Si le récit ici contient une grande part de sauvagerie, d’actes de violence et de crimes, le roman questionne aussi la part de choix que les descendants d’une lignée peuvent revendiquer, ou rejeter, au regard de leur propre parcours étendu à l’Histoire d’une nation, à l’Histoire du Texas et du pays tout entier, au regard de la vitesse à laquelle les événements se sont enchainés; c’est peut-être parfois que les roulements immenses du temps dépassent le cadre-temps de la simple destinée. Western, et post-western; cette idée de poursuivre l’aventure de la Conquête au-delà des dates-clés, et de l’inscrire, cohérente et logique, le long d’un sillage qui court jusqu’à nos jours, c’est aussi cela qui transforme le coup de maître de Philipp Meyer en ce que je pense être un véritable chef-d’œuvre. C’est bien simple, Meyer nous offre avec Le Fils un authentique classique contemporain. À découvrir toutes affaires cessantes.

philippmeyer

Philipp Meyer (photo Elisabeth Lippman / Wall Street Journal)

Le Fils ( The Son – 2013 )

Philipp Meyer / Editions Albin Michel, 2014

Nothin’ de Townes van Zandt (1971) –

Your back ain’t strong enough
For burdens doublefold
They’d crush you down
Down into nothin’…

7 comments on “Le fils, de Philipp Meyer

  1. benallisonwhite says:

    Merci pour cette chronique qui met vraiment l’eau à la bouche. Si le sujet évoquait le Texas de James Michener, il est clair que le traitement doit être totalement différent, et le style également. Le journal intime – même imaginaire – est une forme littéraire que je trouve captivante, de même que ces romans qui mêlent plusieurs types de narration différents, souvent avec talent.
    Et il y a le cadre historique que vous décrivez – je ne doute pas que l’on croise Quanah Parker parmi les Comanches, quoiqu’il fut un Kwahadi et non un Kotsoteka – et quel bonne idée de mettre en scène ces soldats oubliés de la guerre civile que sont les Cherokees, Stand Watie en tête, je suppose.
    Et pour le cinéphile, le Texas évoque forcément La Prisonnière du Désert, Les Deux Cavaliers (les enfants blancs captifs des Comanches) mais aussi Josey Wales Hors-la-loi, ou encore Géant, et je suis sûr que j’en oublie beaucoup.
    J’inscris Le Fils dans mes prochaines lectures, merci encore pour cette chronique – et les autres. Au plaisir de vous lire.

    • Merci à vous pour votre commentaire et toutes les images que vous évoquez; je n’ai pas encore eu l’occasion de lire le(s) Texas de Michener, et ces bouquins me tapent à l’œil depuis tellement longtemps qu’il faudra bien que je m’y mette, d’autant que le Texas m’attire de plus en plus depuis que je poursuis mes découvertes… Terre de légendes et de superstitions (mes références RdR…). Dans Le Fils, la forme du journal intime élaborée par Peter a cette particularité qu’il accélère le rythme de lecture, car les entrées journalières succèdent principalement aux évènements qui s’enchainent; et les quelques moments d’introspection proposent une curieuse relation avec un Horla de Maupassant; spectre de la dépression, vision de la déchéance ou que sais-je. Et oui! Quanah Parker apparait quelques fois dans le roman, mais jamais en tant que personnage, plutôt en tant qu’entité, de souvenir de quelqu’un qui a participé, et/ou participe encore selon où la ligne de temps se situe, aux événements évoqués. Par contre, Stand Watie n’y est pas rappelé; peut-être l’apparition de guerriers Cherokees confédérés dans le roman suffit-elle à intriguer et à interroger; c’est en tout cas un des effets que procure cet ouvrage, creuser l’histoire fictive au regard de ce que l’histoire aurait laissé. Je vous conseille ce bouquin de tout cœur, je suis sûr qu’il vous plaira, et je me réjouis déjà d’entendre votre retour, si vous voulez bien me le donner! Merci encore pour votre message, et à bientôt! (Josey Wales, oh Josey Wales…)

  2. Vio says:

    Quel enthousiasme ! Je ne m’attarde pas trop sur les détails de l’histoire, car ce roman fait partie de mes projets de lecture, mais je note que c’est “un roman .d’une densité extraordinaire”, “un véritable chef d’oeuvre”, bref un roman qui vient de gagner plusieurs places dans ma liste à lire. Le drame c’est que presque tous les livres dont il est question sur ce blog sont à inscrire sur ma liste. A bientôt donc !

  3. Oui, j’ai été conquis, et très impressionné par ce roman! J’essaie de ne pas trop utiliser le terme “chef d’œuvre”, malgré le parti pris de ne parler que de ce que j’aime ici, mais ce bouquin mérite, à mon modeste avis, largement ce qualificatif. Merci pour votre commentaire encourageant, et je me réjouis de lire votre avis au sujet de ce livre, ainsi que les comptes-rendus de vos prochaines découvertes, toujours très inspirantes. À bientôt avec plaisir!

  4. Ph.C. says:

    Le livre est sur ma table de chevet, j’attends juste de finir le dernier James Salter pour l’attaquer. Rien à voir entre les deux, sinon qu’il s’agit de deux très grands auteurs américains.
    Enfin, merci pour le morceau de Townes Van Zandt, magnifique et désespéré, comme toujours.

    • Merci à vous pour votre message; je suis resté dans mes classiques pour illustrer ce livre d’une petite soundtrack personnelle, et mon clin d’œil c’était de mettre en regard ce que Van Zandt, lui-même Fils d’une grande famille texane, avait pu évoquer de son propre héritage. Et tout y est dit dès le début, superbement.
      J’hésite à me lancer dans le Salter, est-il bien? J’en entends beaucoup de louanges en tout cas. Et je serai ravi d’avoir votre retour sur Le Fils (moi-même n’en suis pas encore revenu!) À bientôt avec plaisir, et merci encore!

      • Ph.C. says:

        J’ai lu à peu près tout Salter (il y en a peu, en définitive), Une vie à brûler et Un bonheur parfait sont pour moi deux très grand livres. Je n’ai pas encore terminé le dernier, j’attends pour me prononcer.

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