Netherland, de Joseph O’Neill

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Les Tours de Babel

“Je me souviens, également, avoir essayé de me débarrasser d’une nouvelle et intense tristesse que je suis capable seulement maintenant d’identifier sans hésiter: la tristesse qui vous vient quand le miroir du monde n’offre plus de surface dans laquelle on peut reconnaitre son véritable reflet.”

Londres, printemps 2006: revenu vivre auprès de sa femme et de son fils après s’être installé quelques années à New York, Hans van den Broek apprend un jour, au détour d’un article de journal, que l’un de ses amis d’alors, perdu de vue depuis 2 ans, a refait surface; c’est d’ailleurs plutôt son cadavre, aux poignets menottés, que l’on repêche enfin du Gowanus Canal de Brooklyn. Il s’agit bien du corps de Chuck Ramkissoon, qui fut le seul véritable compagnon de Hans pendant son douloureux exil de l’autre côté de l’Atlantique. Alors qu’il pensait avoir surmonté, et tiré un trait sur cette période de sa vie, le drame de cette macabre découverte fait remonter en lui le souvenir de sa longue errance new-yorkaise. Une mémoire à rebours, papillonnant librement à travers lieux et temps, reconstituant lentement le parcours décousu d’une vie, qui lui permettra peut-être de comprendre autant la fin tragique de Chuck que le sens de sa propre destinée.

Tout avait très bien commencé pour les van den Broek, fraichement arrivés à New York: un job d’analyste financier dans une grande banque de la place pour Hans, un poste d’avocate pour sa femme Rachel; la naissance de Jake, leur enfant; un superbe loft dans le quartier de TriBeCa: le rêve américain qui se réalisait. Mais cela, c’était avant le 11 septembre. La catastrophe aura défiguré la ville, ébranlé ses fondements, et ravagé une partie de ses habitants. Traumatisée, Rachel décide de retourner à Londres en y emmenant Jake. Face à cette crise familiale, à l’image de l’effondrement de ce que l’on peut penser comme étant indestructible, Hans ne parvient pas à réagir, et accepte de les laisser partir. Le temps, peut-être apaisera la tourmente. En attendant, il se retrouve seul dans une ville qui par certains aspects semble en état de siège. Incapable de remettre les pieds dans l’appartement familial, il loue une chambre et devient bientôt résident à long terme du légendaire Chelsea Hotel. Alors qu’il reste parfois enfermé plusieurs jours dans ce microcosme très particulier, il trouve parfois la force de sortir pour quelques longues balades en solitaire dans les quartiers environnants et au-delà. À l’image de la cité qui semble peu à peu panser ses profondes plaies, Hans lui-même trouvera dans ses errances, au gré de rencontres inespérées, de quoi se reconstruire un peu.

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Le Tribute in light, 11 septembre 2011 (Getty images)

 C’est en se promenant dans un parc du quartier de Staten Island que Hans fait la connaissance de plusieurs membres d’une équipe de cricket, sport exotique pour les américains (et pour une grande partie du monde). Ayant grandi aux Pays-Bas, il était, gamin, un fervent adepte de cette activité, et c’est avec une joie mêlée d’un peu de nostalgie qu’il rejoint cette team formée uniquement d’immigrés récemment arrivés des Caraïbes, d’Inde ou d’Asie. Et parmi eux, un personnage haut en couleur, Chuck Ramkissoon; originaire de Trinidad, c’est un rêveur exalté, plein de panache, propre aux discours fiévreux et allumés. Self-made-man parti de rien, il déclare aujourd’hui diriger quantité de micro-entreprises, et rêve de créer la première ligue professionnelle de cricket nord-américaine. Fascinant, peut-être mythomane sur les bords, il emmène bientôt Hans à travers ses pérégrinations dans tous les coins de la cité, à la recherche de fonds pour ses projets autant que pour lui faire découvrir la vie de ses camarades, immigrés silencieux, chauffeurs de taxis, employés de cantines ou d’épiceries. Mais ces rencontres enrichissantes et à priori amicales avec les relations de Chuck cachaient peut-être quelque chose qui aura à l’époque échappé à Hans. Ce dernier sera finalement retourné à Londres auprès de sa famille, et ne recevra plus aucune nouvelle de New York, jusqu’à l’entrefilet de journal annonçant le meurtre de Chuck. Et c’est à la lumière de la fin sordide qu’a connu son ami que celui-ci tentera de se souvenir de chaque instant passé, afin d’espérer y trouver un quelconque sens.

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Joueurs de cricket à Marine Park, Brooklyn (photo Bebeto Matthews)

Netherland. De quoi parle ce livre? Il faut peut-être déjà partir du titre, qui propose un point de repère entre la nationalité du personnage principal et narrateur, Hans van den Broek originaire du Nederland, et la vision que celui-ci garde de la vie qu’il a mené à New York, vision déformée par l’expérience de sa propre dépression: le Nether Land, le monde d’en bas, des enfers, le monde sous-terre. Le monde sous-terrain, par élargissement, ce peut être aussi celui d’un peuple silencieux, et dont on ne parle pas. Si lui-même est un immigré, il vient d’Europe et a déjà sa place, grâce à un poste de financier qu’il obtient facilement par transfert, dans des strates relativement importantes de la société. Les gens qu’il rencontre, les gens venus d’Inde, de Trinidad, de Jamaïque, d’Arabie Saoudite et d’ailleurs, certaines de personnes qu’il fréquente par le biais du cricket auront encore à se battre pour réaliser les rêves qui les ont menés jusqu’ici. Et c’est par le biais d’un sport peu connu, paradoxalement pratiqué principalement par des ressortissant de pays ayant connu la colonisation, que ces univers parviennent à se rencontrer ici, et à s’harmoniser dans la fiction. J’ai encore moins compris ce que peut-être le cricket après avoir lu ce livre, mais les pages qui lui sont dédiées, empreintes de superbes métaphores, lui rendent un vibrant hommage, et donnent même envie d’en découvrir plus.

Netherland. Je me demandais si ce bouquin était un roman qui parlait du 11 septembre, c’est un peu comme cela que je suis tombé dessus. Il n’aborde pas vraiment la catastrophe; il possède cette finesse de faire entrapercevoir la blessure béante sans jamais vraiment la montrer, et de la mettre en rapport avec la souffrance intime que ressent le narrateur face à l’absence, au vide dans sa vie. Est-ce une histoire d’amour alors? Non plus, je ne crois pas. La distance physique entre Hans et sa femme laisse peu de place, dans le déroulement de l’histoire, à l’intrigue sentimentale. Une histoire d’amitié? Il y a un peu de cela. Y a-t-il du suspence, suite au meurtre de Chuck? À vous de juger.

Netherland. Mais de quoi parle ce livre? Je ne sais pas. Peut-être de New York, de ses nombreux quartiers que l’on visite passionnément; du quotidien et de la mentalité de ses habitants. D’un peu de tout ce que j’ai essayé d’aborder plus haut, couplé à cette formidable capacité qu’à le narrateur à faire ricocher sa mémoire pour déconstruire et reconstruire l’histoire. C’est en tout cas un roman qui demande comme une petite volonté de s’y glisser, il demande de rester alerte, juste pour les premières pages. Et puis il y a cette magie de Joseph O’Neill, son écriture envoûtante, ciselée, douce-amère, de celle qui s’empare de vous et qui vous rend incapable de lâcher la lecture. En définitive, c’est un bouquin qui n’a pas répondu à mes attentes, mais qui m’a proposé tout autre chose, quelque chose de magnifique auquel je ne m’attendais pas; et c’est parfois très bien comme ça. Magistral, voilà ce que c’est à mon humble goût. Ne reste donc plus qu’à attendre une prochaine parution de cet auteur rare.

josephoneill (adamnadeltelegraph)

Joseph O’Neill (photo Adam Nadel / The Telegraph)

Netherland (Netherland – 2008)

Joseph O’Neill / Editions de l’Olivier, 2009; Editions Points Seuil poche, 2010

This is my life – Firewater (2008). Du bon son de New York, et d’ailleurs.

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