La véritable histoire de la mort d’Hendry Jones, de Charles Neider

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Quién es? Quién es?

“On l’aimait pour tout un tas de raisons. Certains parce qu’ils le craignaient, d’autres parce qu’ils l’admiraient, d’autres encore parce qu’ils le haïssaient. Mais je crois que la plupart étaient attirés par son incroyable bonne fortune. On ne pouvait pas s’empêcher de se demander comment c’était possible d’avoir autant de veine. J’ai entendu des gens dire que ce genre de chance, ça n’arrivait qu’une fois tous les cent ans, et que quand ça arrivait, il n’y avait rien qui puisse en infléchir le cours. D’autres disaient qu’il n’y a que les enfants pour être aussi vernis, et c’étaient les mêmes qui plus tard diraient que le Kid n’était plus un gamin. Il n’était qu’un jeune garçon quand on l’a affublé de ce sobriquet, et il était temps qu’il s’en trouve un autre car toutes ces années l’avaient changé, mais il est mort avec ce nom et il l’aurait gardé même s’il avait vécu quatre-vingt ans.”

Le Kid est mort et enterré, son corps repose en paix en quelque lieu tenu secret, faisant face à l’immense baie, au Pacifique grandiose de bleu profond céleste, ultramarin, azur et écume lactée confondus, mélange de l’air et du liquide, sans aucun horizon, sans aucune limite. Sur les terres alentour, sur le rivage et jusqu’aux villes de Monterey, de Salinas, en cette Californie d’or et de rêve où le jeune bandido a balancé les dernières cartes du jeu où il misait sa vie, quelques touristes et voyageurs attirés par l’aura de la légende naissante commencent déjà à tenter d’exhumer les quelques mirages de ses reliques sacrées. Il y a de ces rapaces qui voleraient un doigt au cadavre encore chaud pour l’exposer dans toutes les foires de la région; de ces écrivaillons de l’est prêts à tordre l’histoire, à salir la mémoire, pour vendre leur torchon; et puis de ces opportunistes prétendant revenir de l’enfer, du désert infini, bien sûr jamais tombés, maintenant affublés d’un nom volé et d’une vieille pétoire, vêtus de ce clinquant costume de pistolero bien trop grand pour eux. Les rumeurs vont bon train et s’emballent; seuls ceux qui l’ont connu se taisent, les paisanos qui l’ont hébergé, les amis et complices, fidèles au souvenir de l’enfant du pays. Parmi eux, Doc Baker, le dernier survivant de la bande d’outlaws menée par le Kid, qui l’a accompagné jusqu’aux derniers instants. Doc qui l’a vu mourir et qui a creusé sa tombe. Face à l’injure des mensonges qui se tissent sous ses yeux, il se décide enfin à parler: ce sera à lui, et lui seul, qu’il reviendra de raconter La véritable histoire de la mort d’Hendry Jones.

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Lost in l’America: Point Lobos, Californie. Une tombe au pied d’un cyprès

Légende dorée, mordue de rouille et de poussière, du Kid qui n’est pas Billy, qui ne le sera jamais car Billy est un autre, dépouille maudite crevée dans le lointain Nouveau-Mexique; lui-même c’était Hendry quand il était du bon côté, jusqu’à ce que sa bouille d’ange déchu et sa témérité de jeune criminel ne l’aient porté à la tête d’un gang de voleurs de bétail et d’agitateurs publics. Figure du rebelle éternel, ami et protecteur des indianos et des métèques, ou racaille sans scrupules avide d’entailler plus encore la crosse de son colt, dans un pays où la loi n’est définie qu’en fonction d’où pointe le canon, il a pourtant connu le même chemin de croix que celui qui l’a inspiré. L’emprisonnement dans une geôle sordide, le jugement et la sentence de peine de mort, lui digne d’être pendu haut et court pour l’exemple, avant l’évasion spectaculaire dont personne ne croyait. La fuite vers le Mexique, et l’étonnant retour sur les terres où il est recherché, tentant autant de renouer avec un amour perdu qu’il ne s’amuse de la chasse lancée contre lui par le shérif Dad Longworth, ancien ami filou anobli par l’étoile, un Pat Garrett revisité en figure du grand-frère, ou du père impossible. Jusqu’à l’improbable retrouvaille, dans l’étroit confinement d’une chambre baignée de ténèbres; l’appel paniqué du Kid face au vide apparent: Quién es? Quién es? Le silence, qui est le silence? Et rien qu’une salve de balles en réponse. L’histoire est vraie, l’histoire est absolument vraie. Parole d’évangile du dernier apôtre, le briscard Doc Baker, témoin des derniers mois sur terre du céleste gamin.

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William Henry McCarty – Billy the Kid…

…William Harrison Bonney, Henry Antrim, William Antrim, Kid Antrim, Hendry “The Kid” Jones… Autant de noms d’emprunt pour tenter de brouiller les pistes. Le livre de Charles Neider n’échappe pas à la règle, et propose même de transporter le mythe jusqu’en Californie, le long d’une côte tourmentée et si pleine de vie, qui inspira aussi Steinbeck, Miller et d’autres écrivains ayant trouvé refuge près de Big Sur, de Point Lobos et de la baie de Monterey. Le paysage devient d’ailleurs un personnage à part entière, amplifiant le débit narratif au rythme des vagues saccadées, sublimant de l’aube au crépuscule la tragique épopée. On pense beaucoup à ce que l’on connait soi-même de la légende de Billy the Kid à la lecture de ce roman, publié aux États-Unis en 1956, et il est intéressant de découvrir que le texte aurait dû être porté à l’écran par Sam Peckinpah, avant que Marlon Brando ne reprenne le flambeau, réalisant ainsi le seul film de sa carrière (One-eyed Jacks, 1961). Quelques années plus tard, Peckinpah tournerait l’un de ses chefs-d’œuvre, Pat Garrett and Billy the Kid (1973). Qu’a-t-il indirectement retenu de La véritable histoire de la mort d’Hendry Jones? Il faudra repenser à prestation du magnifique Kris Kristofferson pour s’en faire une idée, même si l’effort est moindre, tant cela saute aux yeux. C’est en tout cas ce que j’ai bien voulu voir, et j’en ai eu pour mon grade. J’ai vraiment savouré ce livre extraordinaire, avec l’impression de remettre des mots et un sens sur une histoire que je me répétais en bégayant depuis gamin. Peut-être que finalement j’y ai compris quelque chose, sans en avoir fait le tour. Et même, je m’en fiche, j’étais comme dans un rêve de l’un de mes rêves de gosse, et c’est ça qui m’a porté. J’espère que vous-mêmes y trouverez votre compte, vous pouvez y aller tête baissée.

PS: Ai donc découvert les éditions Passage du Nord-Ouest, ainsi que leur collection Short Cuts. Dans la même collection que La véritable histoire de la mort d’Hendry Jones, les romans Josey Wales hors-la-loi, Les Proies, Luke la Main Froide… Qu’est-ce que ça veut dire? Quelle est cette merveille de catalogue que j’ai sous les yeux? À suivre de très près…

“La véritable histoire de la mort d’Hendry Jones” (The authentic death of Hendry Jones – 1956)

Charles Neider / Editions Passage du Nord-Ouest, 2014

Traduit par Marguerite Capelle et Morgane Saysana

Far from any road – The handsome family ( 2003) – Ride that horse…

Les frères Sisters, de Patrick deWitt

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O Brother, Where Art Thou?

“-Un”, dis-je, et Charlie et moi fîmes feu, quatre balles tirées simultanément, et dont chacune atteignit sa cible, en pleine tête. Les trappeurs s’effondrèrent sur le sol, pour ne plus jamais se relever. C’était une tuerie parfaite, la plus propre et la plus efficace dont je me souvienne, et à peine étaient-ils tombés que Charlie éclata de rire, tout comme moi, même si pour ma part c’était plus par soulagement qu’autre chose, tandis qu’à mon avis, Charlie était ravi pour de vrai.”

Oregon City, 1851. Au retour d’une mystérieuse expédition criminelle dont nous ne connaitrons aucun détail, sinon que les nobles montures de nos héros auront misérablement péri dans un gigantesque brasier, les frères Eli et Charlie Sisters, les plus redoutables des gunfighters connus à l’ouest des Rocky Mountains, s’apprêtent déjà à repartir vers de nouvelles – et funestes – aventures. Le Commodore, sorte de parrain local qui aura bâti sa fortune en trempant dans toutes sortes de crapuleries, et pour lequel les frangins flingueurs exécutent les plus basses œuvres, leur a confié une dernière “affaire”: abattre un chercheur d’or qui l’aurait volé avant de s’enfuir en Californie. L’homme a été repéré à San Francisco; il suffira aux Sisters de chevaucher jusqu’à leur cible et de lui loger une balle en plein dans le mille.

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Gregory Peck – promo du film The Gunfighter (1950)

Mauvaise pioche pour Eli, le canasson racheté avant le grand départ se trouve être une bestiole stupide, maladroite et bientôt borgne. Tandis qu’il traine son blues avachi sur un si pitoyable destrier, sans se résoudre pourtant à s’en séparer, il tente de garder bonne mesure au côté de l’ainé, Charlie, auto-proclamé chef de la bande. Si ce dernier ne semble attiré que par la violence, le sang répandu et les saouleries quotidiennes (qui le rendent inévitablement malade comme un chien), Eli, lui, commence à se poser des questions sur le sens véritable de leurs actions, sur la sombre réputation qu’ils trainent, et qui les précède partout où ils se rendent. Aucune femme à qui compter fleurette, aucun moyen de se reconvertir un jour en paisible commerçant, et puis le poids de l’âge venant qui gonfle la bedaine, l’halène fétide des courtes nuits passées dans “la solitude des grands espaces, guère propice à la santé“; quelle dure vie menée pour de si célèbres outlaws: poor lonesome outlaws!

Mais la grande chevauchée appelle l’aventure; au cours de leur invraisemblable périple ils rencontreront, le long de cette piste fiévreuse de la ruée vers l’or, quantité de personnages hauts en couleur, et qui leur donneront souvent du fil à retordre: des prospecteurs rendus fous à force de passer trop de temps seuls dans la nature, des pères de familles d’émigrés ayant abandonné femmes et enfants sur le chemin pour parvenir plus vite à acquérir des concessions, un riche margoulin maître d’une ville de luxure bâtie à son image et à son nom, des trappeurs regroupés en bandes de tueurs, des demoiselles de petite réput’ mais riches en verbiage… Quelques Indiens bien sûr hantent la région, de même qu’une vieille sorcière qui leur jouera un drôle de mauvais tour. Quand ils arrivent enfin à San Francisco, frénétique ville-champignon, porte du rêve californien transpirant l’avidité de sa population et de ses visiteurs, les frères Sisters découvrent que Hermann Warm, l’homme qu’ils devaient abattre, pourtant surveillé par un espion engagé par leur boss, à disparu. Warm aurait repéré l’employé du Commodore qui le pistait, et aurait réussi à le convaincre de partir avec lui jusqu’en ce lieu nommé “la rivière illuminée”. Ils ne peuvent pas être très loin, forcément quelque part dans les montagnes aux alentours. La traque ne fait donc que commencer…

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(photo ababsurdo.com)

Extraordinaire bouquin que Les frères Sisters! Un livre généreux, empli autant d’humour (noir), que de profondeurs sensibles insoupçonnées, c’est un grand roman d’aventures, aux personnages truculents, empli de scènes mémorables et de dialogues ravageurs, le tout enrobé de cette patine western, qui en reprend les codes pour mieux les détourner. Nous sommes plongés à l’époque de la ruée vers l’or, de la conquête des dernières frontières, tout en étant du côté de deux criminels représentant parfaitement le folklore du Far-West; parfois bêtes et méchants, souvent étrangement sensibles et fleurs bleues face à leur environnement sauvage et violent , surtout du point de vue de Eli, narrateur de cette étrange épopée. Un contraste magique s’exerce entre les réflexions profondes et teintées de fatalisme du frère élégiaque, et l’action constante que l’on retrouve au fil des pages. Très visuel, c’est un livre qui m’a beaucoup fait penser, dans le ton parfois au second degré et dans le rythme de l’histoire, à quelque chose comme un film des frères Cohen, voire un Tarantino même, pour le défoulement dans la violence, jusqu’à l’absurde. Il m’a rappelé aussi les deux excellentes séries de bandes dessinées Gus, de Christophe Blain (éditions Dargaud, 3 tomes), ou Big Foot, de Nicolas Dumontheuil (éditions Futuropolis, 3 tomes). Je vais chercher ça un peu loin, mais je pensais aussi bien sûr à Lucky Luke en lisant Les frères Sisters (un personnage s’appelle d’ailleurs Morris, et le portrait qui en est fait ressemble aux caricatures de lui-même, mais c’est un hasard)! Je vais chercher ça très loin, mais j’avais parfois l’impression de découvrir un bon vieux Lucky Luke revu et corrigé à la sauce whiskey, dust et sangre. Pour ce retour sentimental vers une plage adorée de mon enfance, pour le confort d’être à la fois en terrain conquis et dans un univers inconnu, surprenant, plein de péripéties, plein de colts et de chevaux, de sales gueules et de anti-héros; pour tout ceci, et pour bien d’autres choses encore, je vais porter ce livre haut dans mon cœur. S’il n’y avait qu’un seul bouquin à lire ces jours, ou ce mois-ci, ou ces temps-là, c’est bien Les frères Sisters: un vrai petit chef-d’œuvre, une pure merveille.

PS: John C. Reilly, qui a découvert et adoré le livre, en a racheté les droits pour l’adapter au cinéma; à suivre donc. Si ce ne sera pas un film des frères Cohen ou de Tarantino, peut-être aura un petit air d’une production Apatow? En tout cas ça risque de chauffer…

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Patrick deWitt

“Les frères Sisters” (The Sisters Brothers – 2011)

Patrick deWitt / Editions Actes Sud, 2012; Editions Babel poche, 2014

Oh, Death – Ralph Stanley (traditional): O, Death, O, Death, Won’t you spare me over til another year!

 

 

L’Amérique – chroniques, de Joan Didion

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Rider on the storm

“Très souvent, ces dernières années, je me fais l’effet d’une somnambule, traversant le monde sans avoir conscience des grandes questions de l’époque, ignorant ses données de base, sensible uniquement à l’étoffe dont sont faits les mauvais rêves, aux enfants qui brûlent vifs coincés dans la voiture sur le parking du supermarché, à la bande de motards qui désossent des voitures volées sur le ranch de l’infirme qu’ils retiennent prisonnier, au tueur de l’autoroute qui est “désolé” d’avoir dégommé les cinq membres de la même famille, aux arnaqueurs, aux fous, aux visages de plouc sournois qui surgissent dans les enquêtes militaires, aux rôdeurs tapis dans l’ombre derrière les portes, aux enfants perdus, à toutes les armées de l’ignorance qui s’agitent dans la nuit.”

Parution ces jours en poche du formidable recueil de chroniques de Joan Didion, L’Amérique. Il s’agit d’une compilation de onze articles écrits entre 1965 et 1990, et publiés en leur temps dans des revues et journaux comme Esquire, Life ou le New-York Times. À travers de longs reportages, Didion proposait à ses lecteurs contemporains de découvrir certains aspects, certains symboles et symptômes apparents, d’une société en pleine mutation. Sensible exploratrice du réel, c’est autant dans les petits et les grands drames du quotidien que dans les faits divers, dans ce qui ce qui ressemble à des modes saisonnières ou à des anomalies dérangeant le cours normal des évènements, que dans les mouvements plus vastes et forcément plus flous de toute une génération, révélateurs parfois du malaise ambiant, qu’elle a puisé la matière journalistique et littéraire qui anime ses textes. Proche de ce New Journalism qui prône l’idée qu’il est possible d’écrire un article qui se lise comme une fiction, elle s’est choisie elle-même pour personnage tragique; femme parfois fragile et isolée, dépressive chronique; confrontant sans cesse ses propres doutes aux actes qui se trament sur cette scène sauvage où elle évolue. Les articles de journaux ne sont pas forcément faits pour durer. Le lecteur d’aujourd’hui aura la chance, grâce à l’anthologie proposée et au suivi chronologique, de redécouvrir d’un œil nouveau certains moments de l’histoire populaire récente dont nous étions persuadés en connaitre déjà un rayon. Et puis surtout, avec ce supplément d’âme apporté par l’auteur, avec ce mélange d’esprit critique clinique mis en regard avec la volonté de creuser le ressenti intime jusqu’à la blessure secrète, jusqu’à la fêlure, c’est vraiment l’impression de rencontrer quelqu’un qui nous chavire.

JOAN DIDION

Joan Didion

Il faut d’abord avouer que le fond des articles est passionnant. Retour dans le Haight Ashbury juste avant la saison, avec ces gamins fugueurs planqués dans les squats alentour; certains déjà perdus dans les vapeurs lourdes d’un rêve toxique. On y croise le fantôme de Joplin, celui de Morrison peu après, mais ce ne sont que des ombres lointaines, ici c’est autre chose que l’on interroge, cette vague de fond qui prend le reste de l’Amérique au dépourvu. L’avènement du psychédélisme, l’été de l’amour revisité, le sentiment que quelque chose ne tourne peut-être pas rond, jusqu’à l’explosion, le revirement paranoïaque de l’époque, alors que la famille Manson débarque un soir devant une villa sur les hauteurs de Los Angeles. De cette époque étrange, c’est alors un requiem que Didion se surprend à écrire. En regard, nous sommes conviés à assister à quelques jugements pour divers crimes commis dans la Californie clinquante mais minée par ce qu’elle cache derrière ses décors de carton-pâte, derrière la grande fabrique du rêve. Et puis départ pour la Côte Est, avec l’autopsie minutieuse de la New-York des années 1980-1990, gangrénée et mise à genoux par la violence urbaine qu’elle contient et qu’elle ne parvient à enrayer. Le voyage se poursuit jusqu’au repos illusoire sur une plage d’Hawaii, et la contemplation d’un coucher de soleil alors que s’étend loin derrière l’ombre d’un immense cimetière militaire. Rien n’est jamais gagné, l’image proposée comme un idéal s’effrite rapidement quand on la creuse quelque peu, et bien sûr le diable se cache dans les détails, dans ces petits riens qui participent aussi à la sismographie d’une époque. Voilà pour le tracé effectué, à travers les ans, d’un bout à l’autre du continent, et au-delà.

“Les bars White Rose ouvraient très tôt le matin; je me rappelle avoir regardé dans l’un d’eux un astronaute s’apprêtant à partir dans l’espace, et j’ai attendu si longtemps que, le moment enfin venu, je regardais non plus l’écran de télévision mais un cafard sur le sol carrelé.”

Et puis Joan Didion qui questionne le malaise, c’est aussi sur sa propre personne qu’elle revient, avec beaucoup de sensibilité. La dépression nerveuse, le diagnostique d’une maladie incurable qui la sclérose et qui la ronge, c’est aussi ça qui l’accompagne au fil du temps, et qui agit peut-être sur sa vision journalistique comme en un prisme; l’instabilité permanente de intime, cette fragilité parfois de la personne qui regarde, et qui se confronte aux soubresauts du monde. Voilà qui donne grandement corps aux différentes investigations menées, quand le portrait de l’auteur se fond dans les sujets qu’elle explore, et que nous entendons sa voix singulière qui revient sur ce que nous pensions déjà savoir. Alors qu’elle a déjà pointé du doigt, et qu’elle nous laisse deviner, ce que finalement nous n’avions jamais vu.

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(photo Time & Life / Getty images)

L’Amérique de Joan Didion, c’est d’abord reprendre la route, pour ce que l’on croit être des territoires maintes fois explorés, rêvés et fantasmés. C’est accepter de grimper à bord de la rutilante sport-car et, place du mort oblige, s’abandonner, fermer les paupières quelques instants. Laisser filer la piste brune du bitume et remonter le temps; alors que l’autoradio se crispe et crachote ses nouvelles insensées, soudain le bruit d’une guerre ou d’une crise parait presque parasité: par cette pop ambiante, par la vitesse, par le désert environnant, par les étoiles et quelques mystérieux satellites; bientôt ce n’est plus que le doux crépitement d’une pluie d’été, berçant l’orage reptilien, qui s’empare de cette nuit. On a ouvert les yeux depuis longtemps; on croirait reconnaitre parfois dans quelque miroitement le paysage esquissé, celui d’une Californie d’or et de rêve, ou celui de la nouvelle ville éternelle, la nouvelle York arrimée sur son rocher. Et ce ne sont que des chimères, nous dit-elle. Elle murmure, elle a déjà creusé; elle a ainsi déjà vu le cafard, la toile d’araignée, et le serpent lové autour d’une grande pomme d’espérance, celui qu’il est si facile d’embrasser. Elle a creusé la tombe d’un été, elle lui a écrit un requiem, elle nous le récite en un murmure, comment c’était vraiment. Comment c’était pour ceux qui s’en souviennent. Elle a vécu la véritable crise, celle de la dépression des reliefs de son âme, celle où tout fout le camp, dans l’assourdissant silence des déferlantes, des vagues du crime normalisé et de la folie partout aux alentours. Elle nous raconte le San Francisco de 1967, le New-York des années 1980-1990, comme nous n’aurions imaginé l’entendre, et y amène ce que elle-même était là dedans, ce que c’était réellement de le vivre. Et nous sommes avec elle, naufragés dans la nuit. Passagers de la tourmente, nés de ce monde, jetés dans ce monde. L’Amérique de Joan Didion, c’est d’abord reprendre la route, et accepter de se perdre.

“L’Amérique – chroniques (1965-1990)”

Joan Didion / Editions Grasset, 2009; Editions Le livre de poche, 2014

Riders on the Storm – Doors (1971) – Into this world we’re throw…

Tijuana Straits, de Kem Nunn

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California nightmare

“...et qu’au bout du compte ces pensées n’étaient rien de plus que ce qui venait à l’esprit de tous les hommes pris au piège qu’ils s’étaient eux-mêmes façonnés, prisonniers de leur monde mais aussi du monde plus vaste qui englobait tous les autres.

Au sud de la baie de San Diego se trouve la petite ville de Imperial Beach, qui s’ouvre elle-même sur la vallée de la Tijuana, où le Rio déverse ses maigres eaux sableuses jusqu’au Mexique, avant de se jeter dans l’océan. Cette partie de la frontière, hérissée d’un mur qui tire au loin et va plonger au large des côtes, et qui sépare le pays le plus riche d’Amérique de l’une de ses cités les plus violentes, la fameuse Tijuana, est une sorte de no man’s land de désert et de bourbier, enfer des trafics en tous genres. C’est le terrain de bataille des cartels de la drogue, des passeurs d’immigrés clandestins à qui l’on vend son âme pour un ticket de loterie. C’est pile ou face ici, et c’est souvent face contre terre que l’on retrouve des cadavres anonymes dans les petits matins blêmes de la valley, ceux des joueurs malchanceux de cette sordide comédie humaine. Et c’est ici que Kem Nunn a décidé de planter le décor de ce puissant roman.

Sam Fahley, légende vivante du surf, connu pour être l’un des seuls à avoir conquis la vague géante et imprévisible du Mystic Peak, a lâché la planche depuis maintenant un bon bout de temps. Après quantité de saisons d’errance et de misère, il a repris une ferme délabrée où il cultive de l’engrais ainsi que des vers, et où il vit coupé du monde, accompagné de ses seuls chiens. Au sud d’Imperial Beach, côté États-Unis, la vallée a bien changé; c’était il y a encore quelques années une terre où un fermier pouvait vivre honnêtement de son labeur, où une véritable communauté agricole pouvait espérer prospérer. Aujourd’hui les cours d’eau et les nappes phréatiques sont entièrement pollués par les usines sauvages plantées au sud de la frontière, usines souvent bâties par des entrepreneurs américains, et la violence quotidienne des mafias en ces lieux rendent la vie particulièrement précaire. Un jour qu’il chasse les chiens sauvages dans les dunes alentour, Sam recueille une immigrée clandestine en détresse, Magdalena. Celle-ci s’est enfuie du Mexique, et des tueurs sont à ses trousses. Après une longue et dangereuse enquête, elle s’apprêtait à dévoiler les noms des dirigeants de plusieurs entreprises américaines ayant délocalisé leurs activités et, profitant du laxisme des autorités de Basse-Californie, usent de tout leur pouvoir pour déverser les rebuts toxiques de leurs usines dans la nature. Des gens contaminés et condamnés. Des enfants qui grandissent déformés, des nourrissons mort-nés. Un véritable cauchemar que Magdalena allait dénoncer; mais ses ennemis l’ont prise de court et ce n’est que de justesse qu’elle parvient à semer provisoirement le commando de meurtriers lancé après elle. Elle trouvera donc refuge auprès de Sam; ensemble ils tenteront de mener le combat de Magdalena jusqu’à son terme, jusqu’à ce que la vérité soit exposée au grand jour. Et puis surtout ils devront sauver leur peau…

Il est bien sûr souvent question de surf dans Tijuana Straits, comme dans tous les romans de Kem Nunn. Mais ici, l’activité est uniquement liée au souvenir nostalgique d’un temps meilleur et révolu, comme l’est la jeunesse du héros Sam Fahey. Tout est maintenant pollué et pourri, même la côte qui était alors un paradis pour les dompteurs de vagues. Si l’on se souvient de Sam-la-Mouette, intrépide cascadeur sur planche, on oublie bientôt son mentor Huddy Younger, chaman mystique des plages, et toute la culture qui était liée à ce sport, à cet art de vivre. Les rouleaux géants de l’océan n’apparaissent même plus, on a plus revu le Mystic Peak depuis des années. Que l’on regarde la mer, que l’on regarde les terres, il est partout un paysage désolé, spectral, dans lequel l’auteur nous plonge la tête la première. Et c’est cela qui ressort pour beaucoup dans le livre, cette sorte de désespoir du paysage, qui en rend finalement toute la tragique beauté, et qui donne son plein volume à la narration. Le lieu est un personnage à part entière. C’est un univers de violence aussi, où la nuit il faut s’enfermer à double tour et garder le fusil à portée de main. Les tueurs à la recherche de Magdalena et de Sam, dont on découvrira plus tard les véritables et plus complexes motivations que ce qu’il en paraissait, composent un impressionnant combo de psychopathes sous acides, que n’auraient pas renié les scénaristes de Breaking Bad par exemple, à la fois fascinants et effrayants. Les personnages principaux ne sont pourtant pas en reste: entre Fahey, qui a tout raté et qui peut-être cherchera sa propre rédemption, et cette jeune mexicaine dont les idéaux l’empêchent finalement de vivre, nous retrouvons une véritable dynamique tant dans l’introspection que dans l’action. C’est aussi une vision plus rare de la Californie, américaine et mexicaine, qui nous est présentée, loin des mégapoles plus convenues que sont Los Angeles ou San Francisco. Et si le tableau est bien sombre, il vaut pourtant grandement la peine de s’y immerger.

frontier

le mur de Tijuana

J’ai enfin ouvert, et j’ai adoré ce roman qu’une amie me conseillait ardemment de lire depuis sa parution, en 2011. Parfois on se demande pourquoi on a attendu si longtemps avant de découvrir quelque chose, n’est-ce pas? Mais maintenant c’est vous que j’envie, camarades; parce qu’il est possible que vous ne connaissiez pas encore Tijuana Straits. Et je suis persuadé que vous allez passer un grand moment avec ce bijou de noirceur. Tequila, mescal, quelque chose de fort; il faut se préparer un peu, on prend un ticket simple pour le nouvel enfer sur terre.

“Tijuana Staits” (Tijuana Straits – 2004)

Kem Nunn / Editions Sonatine, 2011; Editions 10-18 poche, 2012

Ambiance parfaite pour prendre la route de cette autre vallée de la mort, avec le Silver des Pixies: Sorrows, sorrows. Et très belle vidéo home-made trouvée sur youtube.

La dépression de Foster, de Jon Ferguson

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Depuis quelques semaines, je pratique une activité malheureusement trop rare pour moi; je suis dans ma bibliothèque et je reprends mes classiques. J’ai découvert pas mal de bouquins au fil des saisons, qui ont été comme des pierres à bâtir un édifice intime; ou des cartes de territoires à confronter au monde. Objets-totems, livres sacrés, manuels d’initiation secrète, voyages et grandes évasions. Je les brandis toujours comme des paratonnerres face à mes déconvenues du quotidien, ou je les garde contre mon cœur, les jalons de ma propre construction. Mais je dois dire que ma mémoire, qui doit ressembler, pour voir le bon côté des choses, à une sorte de mustang (pour ne pas dire poney sauvage) dans un immense enclos, n’est pas suffisamment disciplinée pour conserver les traces narratives, les contours des personnages, la peinture des décors ou quantité de subtilités. Enfin, je me souviens particulièrement des sentiments qui ont grandi en moi à la lecture de mes livres préférés, mais beaucoup s’en est évaporé. Je n’ai jusqu’alors que rarement rouvert certains ouvrages, car l’infinie diversité des catalogues et bibliographies proposés ne m’encourageaient qu’à avancer et à puiser dans l’inédit. Certains de mes classiques ont mal vieilli, ou se découvrent peut-être à certains âges; d’autres ont pris plus de saveur avec la maturité du lecteur (toute relative s’entend pour mon cas…) et leur mise en perspective avec d’autres écrits lus par après. C’est une pratique qu’il me faut poursuivre, sans oublier d’être ouvert à l’inconnu. Tout ce petit foin pour dire que je relis les mémoires de mon auteur préféré, et que vient de me tomber dessus par un grand et heureux hasard le dernier livre de Jon Ferguson, La dépression de Foster.

“Oh, Ted, mon petit ours en peluche maladroit, tu n’es qu’un pauvre cow-boy qui a disjoncté.”

En un beau jour d’été, alors qu’il se balade dans le quartier avec sa fille chérie Gloria, le regard de Ted Foster est attiré par une tâche sombre au bord du trottoir. Il s’agit du cadavre d’un petit serpent écrasé. Ted passe son chemin. Au second jour, empruntant le même parcours, celui-ci ne tombe que sur les maigres restes du crotale, après ce qui semble avoir été le festin de quelque animal; puis au troisième jour, après une nuit d’orage, le trottoir se retrouve parfaitement lavé, immaculé, et quand le quinquagénaire s’arrête devant ce pur état de disparition et de néant, il reste ainsi prostré, quelque chose craque en lui. Plus un mot, plus une expression; lui-même, à l’instar du serpent, s’est comme éclipsé du monde. Son irascible femme décidera de l’emmener à l’asile psychiatrique. Ce sera le début de dix-huit mois d’absence totale, dans un état proche de la végétation.

“Pourquoi as-tu arrêté de parler? Je suis sûr que tu faisais semblant.

Oui et non. J’ai vu un serpent mort et j’ai flippé. Mais je savais à cause de quoi je flippais. C’est un peu ce que Nietzsche a dû vivre. Il a vu un homme qui battait un cheval dans une rue à Turin et voilà, la goutte qui a fait déborder le vase, il n’a plus supporté la vie. Enfin, c’est la légende. J’ai simplement vu ce serpent écrasé derrière la maison. Trois jours après, il n’en restait plus rien. J’ai regardé la vie en face et décidé de m’en retirer pour un temps. C’était, tu vois, comme observer les invités d’une fête quelque part et choisir de quitter les lieux.”

L’histoire débute après la sortie de “coma” de Ted Foster, alors que, revenu au monde, qui est un monde en lequel il ne croit plus trouver de vérité, il racontera son histoire, sa chute, et sa renaissance. Américain moyen employé peu convaincu d’une usine de jouets où son rôle de surveillant qualité lui demande de garantir que des trains électriques ne tueront pas les bambins, remarié à une femme acariâtre qui lui refuse les devoirs conjugaux, Ted s’ennuie. Seule sa fille de trois ans égaie son quotidien. Au jour J du serpent, ce qui ressemble à une crise de la cinquantaine, ou une dépression, sera une évasion totale de sa vie, comme si l’on éteignait toutes les lumières, et basta. Il n’y aura que la douce Maria, infirmière mexicaine en l’asile psychiatrique, pour stimuler sensuellement le presque légume devenu. Puis le réveil après un an et demi, les discussions passionnées avec le docteur, pour constater que la vie d’avant n’est plus possible, et qu’il faudra repartir de presque zéro. C’est en cela plus un roman explorant le fantasme que nous avons tous de tout lâcher, d’abandonner presque tout et de rebâtir plus loin, qu’un texte sur la dépression. Ce n’est pas tant un état clinique que décrit le personnage, il s’agit plutôt d’un besoin de vide pour reconstruire sur de nouvelles bases. Et les digressions de Ted sur l’état du monde d’après le 11 septembre, sur la morale de l’humanité et de la civilisation, que l’on peut partager ou non, proposent en ce sens une idée de fragilité de notre monde direct des alentours et que les murailles que nous avons érigées, que nous croyons bâties d’acier pour l’éternité, ne sont parfois que des mottes d’herbe empilées face au vent. Et ce serpent? Après le tentateur, serait-ce une nouvelle métaphore de la perte, ou de la rupture d’avec un monde connu pour un autre peut-être hostile mais où nous avons le choix du libre-arbitre (chose dont doute Ted)? C’est en tout cas une très belle image poétique pour induire l’histoire d’une fêlure. Celui-ci réapparaitra d’ailleurs peut-être en clin d’œil à la vigueur retrouvée de Foster dans l’amour et sa pratique.

C’était le premier Jon Ferguson que j’ai eu l’occasion de lire. L’auteur, originaire de Oakland, Californie, vit depuis de nombreuses années en Suisse romande, il y est d’ailleurs régulièrement publié, comme pour ce livre, avec une traduction proposée par l’éditeur. Ce texte est je trouve solide, fluide et se lit d’une traite. Quelques anti-chapitres contrebalancent le rythme, en nous donnant, à coups de petites phrases assassines, l’avis de quelques spectateurs blasés du récit, c’est plutôt ingénieux. L’histoire se déroule à Oakland, le décor est suggéré par moments en de petites touches. Ce court roman, ou cette longue nouvelle, s’inscrit très bien dans le genre novella. C’était une très agréable lecture, qui m’a accompagnée pour une journée, je l’ai même dévoré j’avoue, et dont l’histoire mûrit toujours dans ma tête. Je me réjouis de me lancer dans les autres romans et chroniques traduits de Ferguson. J’ai trouvé dans celui-ci un grand art pour proposer un univers très bien construit en quelques coups comme esquissés (ce qui est bien sûr une impression de modeste lecteur que je suis), et une verve propre et particulière qui nous met à l’aise dès les premières pages. Mister Ferguson, thank you for this beautiful book, and see you soon with the others!

“La dépression de Foster”

Jon Ferguson / Editions Olivier Morattel, 2013

Atmosphères de La dépression de Foster:

Court entretien avec l’auteur, émission de radio Vertigo (RTS radio télévision suisse)

Le site des éditions Olivier Morattel

Tortilla Flat, de John Steinbeck

Photo1940

J’étais ces jours embarqué dans le dernier roman d’un écrivain que j’aime beaucoup, et dont la première publication m’avait laissé la parfaite impression d’un coup de poing dans le ventre; j’en avais été scié et était resté complètement sur le carreau. C’est dire si j’attendais beaucoup de ce nouvel ouvrage, que je me suis empressé d’obtenir. Je l’ai commencé avec la certitude d’y retrouver cette atmosphère sombre et désespérée qui est la patte de l’auteur; j’étais entré dans une sordide histoire familiale, aux personnages tordus et malsains; j’avais la nausée à chaque page. Il faut des livres pour nous secouer, pour nous déstabiliser sinon pour nous remettre en question bien sûr, mais je dois reconnaitre que c’en était trop pour moi et j’ai déclaré forfait. Petite déception; mes goûts ne sont peut-être plus les mêmes, ou cette lecture se proposait au mauvais moment? Il me fallait autre chose pour me changer les idées, quelque chose de plus gai et de pétillant. En abandonnant le livre dans ma bibliothèque, mon regard s’est arrêté sur un petit volume dévoré il y a longtemps, et dont j’avais presque tout oublié. Alors j’ai rouvert le Tortilla Flat de John Steinbeck.

“Voici l’histoire de Danny, des amis de Danny et de la maison de Danny. Voici comment ces trois sont devenus une seule et même chose, car, à Tortilla Flat, lorsqu’on parle de la maison de Danny, il ne s’agit pas d’une vieille construction de bois mal badigeonnée, disparaissant sous un antique rosier de Castille jamais taillé. Non, quand on parle de la maison de Danny, on entend par là une entité dont les composantes étaient des hommes et qui fut source de douceur et de joie, de philanthropie et, pour finir, de peine mystique. Car la maison de Danny n’est pas sans rapport avec la Table ronde, ni les amis de Danny avec ses chevaliers. (…) A Monterey, la vieille cité de la côte de Californie, toutes ces choses sont de notoriété publique; on les répète et on en rajoute parfois. Il est donc préférable que cette geste soit consignée par écrit afin que, dans l’avenir, les érudits ne puissent pas dire, comme ils disent d’Arthur, de Roland ou de Robin des Bois: “Il n’y a pas eu de Danny, pas de groupe des amis de Danny, ni de maison de Danny.”

Ainsi débute donc la chronique des hauts faits aventureux de Danny, Pilon et Pablo, bientôt rejoints par toute une bande de bras cassés, dont Jesus-Maria Corcoran, le Pirate ou encore Big Joe Portagee. Paisanos de Californie laissés pour compte en cette Amérique d’après la Première Guerre mondiale, ils vivent en errance de rapine et d’astuce à Tortilla Flat, quartier délabré de Monterey. Mais la roue tourne lorsque Danny hérite, à la mort du viejo, de deux maisonnettes; laissons la première brûler en une nuit de débauche, et tous les amis s’installent dans la petite baraque insalubre restante. Il faudra maintenant alimenter le foyer, trouver de la nourriture pour le groupe, et surtout ramener de ces précieux gallons de vin, mais il n’est pas question de travailler, si tant est qu’il y ait encore du travail à proposer en ce pays ravagé par la Dépression. Qu’importe! La voisine possède des poules, on les “empruntera”. Il faudra quelques pièces d’argent pour étancher un peu la soif immense, ce n’est pas si compliqué pour ces rusés, qui ont le cœur sur la main tandis que l’autre main s’est glissée dans la poche d’un quidam.  Au fur et à mesure de l’avancée de cette narration rédigée comme des mémoires héroïques, nous découvrons la faune bigarrée du quartier, au travers des petites histoires de Danny et de ses amis. Entre bagarres avec l’épicier, séjours en prison, et amourettes avec les douces du quartier, c’est un monde coloré, agité et drôle qui se propose à nous. Au détour de quelques manigances et de beaucoup de beuveries, nous apprenons aussi que la meilleure façon de séduire la belle Sweets Ramirez est de lui offrir un aspirateur… Même si sa maison n’est pas équipée de l’électricité.

“Mais leur envie était sans pouvoir contre cet aspirateur. Grâce à lui, Sweets monta du coup jusqu’au sommet de l’échelle sociale de Tortilla Flat. Les personnes qui avaient oublié son nom parlaient d’elle comme de “La dame à l’aspirateur”. Quand ses ennemies passaient devant la maison, il arrivait fréquemment qu’elles vissent Sweets poussant son aspirateur de long en large dans sa maison, tandis qu’un bourdonnement sonore s’échappait de sa gorge. Chaque jour, après avoir balayé, elle passait encore l’aspirateur dans toute la maison; bien sûr, c’eût été encore mieux avec le courant électrique, mais elle avait la sagesse de se dire qu’on ne peut tout avoir.” 

Ce roman humoristique a été publié en 1935, soit une année avant Des souris et des hommes, et quatre ans avant Les raisins de la colère. Si l’on retrouve le décor de la Grande Dépression cher à Steinbeck, le ton y est très différent. Ici la fatalité de la misère est conjurée par une sorte d’hédonisme, et de joie de vivre pour la plupart du temps. Les personnages, si filous, voire mesquins soient-ils, sont toujours rachetés par la sympathie qu’ils inspirent. La toile de fond est sombre, et même désespérée, mais le quotidien est une aventure en soi et il est rendu gai par les actions comiques des protagonistes, même si la fin amène une triste touche amère à l’histoire. Il y a un côté Roman de Renart dans ce livre je trouve, avec cette geste transcrite pour nous des petites arnaques de la bande sur les dupés arrosés. J’ai passé un très bon moment avec ce bouquin, effectivement j’avais presque tout oublié. Je me suis retrouvé dans le train à rire tout seul comme un bobet en redécouvrant certains passages. Pour retrouver cette ambiance, il faut que je relise Rue de la sardine et Tendre jeudi du même auteur. En reposant le Tortilla dans la bibliothèque, je me suis donc arrêté sur le Rue de la sardine; je l’ai pris, et glissé dans mon sac. Je le garde au chaud pour me remettre d’une prochaine mauvaise lecture, en étant sûr d’être bien accueilli sous ce soleil cognant de Californie.

“Tortilla Flat” (Tortilla Flat – 1935)

John Steinbeck / Editions Gallimard Folio, 2007

Demande à la poussière, de John Fante

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“Un soir, je suis assis sur le lit dans ma chambre d’hôtel sur Bunker Hill, en plein cœur de Los Angeles. C’est un soir important dans ma vie, parce qu’il faut que je prenne une décision pour l’hôtel. Ou bien je paie ce que je dois ou bien je débarrasse le plancher. C’est ce que dit la note, la note que la taulière a glissé sous ma porte. Gros problème, ça, qui mérite la plus haute attention. Je le résous en éteignant la lumière et en allant me coucher.”

En ce temps là j’étais en mon adolescence, j’avais à peine seize ans et je dévorais les Bukowski; je n’y connaissais rien en les livres, en la vie, et je n’en connais bien sûr toujours rien, j’ai peut-être été confronté au fil des lectures à des questions nouvelles et étoffé de quelques nuances cet arc-en-ciel qui est le spectre de notre palette de sentiments. Bref, j’étais en compagnie du Buke et j’explorais les bas-fonds de ce qu’était l’esquisse du Los Angeles de mon imaginaire, parcourant l’écriture de l’intime mis à nu, du sordide et de la misère, et des touches de lumières et d’espoir, sans lendemain, en la ville monstre et dévorante, au son des Doors et des balbutiements de mon ouverture au jazz west coast pour les matins de gueule de bois. Souvent un nom apparaissait qui renvoyait comme à une dette, Fante, John Fante. Alors j’ai fait ce même chemin que décrit Bukowski et je suis allé en bibliothèque emprunter Demande à la poussière.

Ask the dust. J’étais cet adolescent fébrile et renfermé, s’ennuyant, avide de mondes inconnus. J’ai ouvert le livre et suis tombé sur cette introduction dans la chambre d’hôtel; j’écoutais Arturo Bandini parler vite et il fallait s’empresser de sortir de la chambre étouffante pour retrouver les rues du L.A. de 1939 encore plus chaudes du soleil de Californie, marcher et marcher encore dans la ville tentaculaire, mais ce qui véritablement brûlait au ventre était la volonté inébranlable d’Arturo d’écrire et d’être publié. Nous avons erré sur le strip et les rues alentours, et dans les bibliothèques, contemplant les rangées B de l’espace littérature en rêvant d’y voir Bandini, ce jeune italo-américain débarqué de Boulder, Colorado jusqu’au pays des merveilles et des mirages. Sans le sou, la vie se savoure au jour le jour, il faut parfois fuir d’un hôtel à la chambre impayée, prendre ses jambes à son cou. Un jour seul un café remplira l’estomac, mais ce n’est pas de nourriture dont on est avide. Et la serveuse mexicaine Camilla, perdue elle aussi ici bas, sera peut-être une balise à notre dérive en haute mer. Seule la nouvelle “Le petit chien qui riait” a été jusqu’alors publiée, il faut poursuivre le travail et retrouver une chambre et la machine à écrire pour déverser ce plein d’énergie, et faire sortir ce nouveau livre qui est un témoignage de la vitalité de la jeunesse. De l’humour, des sentences acerbes du personnage principal, un rythme débridé et des portraits de caractères sans fioritures, mais avec toujours de la tendresse et de la bonté pour les petites gens, et le décor extraordinaire du Los Angeles de la fin des années 30, en l’an du grand tremblement de terre, déjà fruit pourri derrière le vernis glamour, un ton simple et fluide ont fait de ce roman un classique moderne de la littérature américaine, et l’une de mes lectures sacrées de jeunesse.

J’ai poursuivi avec tous les Fante où le personnage d’Arturo Bandini réapparait régulièrement, alter ego irrésistible de l’auteur. Après l’intégrale de Bukowski je retrouvais cette atmosphère largement autobiographique d’écrivains dans la dèche en les grandes villes; il y a cependant un humour, une légèreté de ton plus prégnants et une vitesse d’exécution de l’histoire plus évidente chez l’ainé Fante. Celui-ci m’a aussi ouvert à Henry Miller et son Tropique du cancer, dont la parution quelques années avant Demande à la poussière laisse deviner des traces plus lointaines de filiation, jusqu’au Voyage au bout de la nuit de Céline. Avec les écrits de son fils Dan Fante, lui-même influencé aussi par Hubert Selby Junior, ou à la lecture du Tortilla flat de Steinbeck, c’est toute une constellation d’auteurs en un ciel inconnu que m’a fait entrevoir ce livre. Mon humble bibliothèque s’est beaucoup construite autour de Ask the dust, et en mon monde intérieur d’adolescent volontairement incompris et poseur j’ai beaucoup pensé à Arturo Bandini, un archétype de l’artiste fougueux, que l’on rencontre parfois et que l’on n’oublie pas; moi aussi je voulais la grande ville, la vie sans conditions; je crois que je désirais plutôt quelque chose et quelque part qui n’existe plus ou n’a jamais existé, enfin je rêvais et j’étais plein d’envies, c’était cela qui a grandi en moi et c’est ce qui compte. A l’image de tous les protagonistes de ses romans, je me suis senti plein de vie, et c’est cette force de vie là qui est sans conditions, et qui depuis est une source où puiser.

Je regarde ma petite bibliothèque. Demande à la poussière s’y trouve avec tous les Fante; quelques étages plus haut les intégrales de Bukowski; beaucoup de romans américains, un peu de littérature déjantée, quelques classiques. Je crois pouvoir dire qu’en tant que modeste lecteur, j’ai moi-même une dette envers ce livre. Et si le souvenir s’en est aujourd’hui atténué, je considère que l’ouvrage m’a fait atteindre une nouvelle étape, c’est en cela un véritable texte initiatique. J’avais une sorte de piste proposée à l’âge où l’on part dans tous les sens, j’avais cette sorte de grand frère bizarre et complètement allumé à qui je pouvais rendre visite et qui me serait toujours fidèle. A moi de lui rendre la pareille aujourd’hui, je vais rouvrir le livre une fois de plus et faire un tour avec Arturo Bandini à Los Angeles.

“Demande à la poussière”

John Fante / Editions 10-18, 2002 (première publication originale 1939)