Parmi les disparus, de Dan Chaon

parmilesdisparus

Will You Please Be Quiet, Please ?

“Mais dans ces moments là, le jeune homme avait l’impression que le monde lui-même n’allait pas bien. Il savait instinctivement, et aurait pu le jurer, que quelque chose de terrible était arrivé, et que tous les autres étaient au courant, sauf lui.”

Ce qu’était le Nebraska des pionniers, au-delà des cités d’Omaha et de Lincoln, cette prairie immense et vide d’arbres, tracée de quelques rares pistes devenues des routes et une highway, menant d’une petite ville à l’autre, ou filant droit vers le désert et la côte pacifique sans même se retourner. Ce qu’était l’esprit de ces premiers colons, venus ici braver les éléments, construire leur destinée, tout en luttant contre la solitude des grands espaces. C’est peut-être quelque chose que l’on peut retrouver, parlant surtout de ce sentiment d’isolement, de vague éloignement, autant dans l’espace que dans le temps, dans une moindre mesure et comme en un air inconscient, lorsque l’on explore le Nebraska d’aujourd’hui à travers les films, la musique, les livres. C’est en tout cas la toile de fond que propose Dan Chaon à la plupart des 12 nouvelles qui composent ce formidable recueil, Parmi les disparus. Mais en plongeant le lecteur dans l’intimité quotidienne de quelques-uns de ses héros, c’est à une véritable exploration de l’âme sensible, et de ses tourments insoupçonnés, que nous sommes tous conviés.

Perdus dans des bourgades sans nom qu’ils ne souhaiteraient bien sûr même pas quitter, car pour aller où de toute façon?, les personnages rencontrés au cours de ces petites histoires sont tous “capturés” par l’auteur à un moment particulier de leur vie. Des vies sans grand éclat, des vies banales comme pour la plupart d’entre nous, jusqu’à ce qu’un évènement inattendu, un drame souvent, ne vienne souffler sur le château de cartes patiemment construit depuis tant d’années, celui qui renvoyait l’image de la normalité. Des fêlures que l’on cache, enfouies au plus profond de soi, emplies de tant d’oubli qu’on peut les croire disparues. C’est Sandi, veuve et mère de deux jeunes enfants, qui pour tromper sa solitude s’offre une poupée gonflable “Safety Man”, un buste représentant un homme, et dont elle va s’éprendre sans cesser de se demander si elle n’est pas devenue folle. C’est Cheryl, dont le beau-frère est en prison; elle qui repense à la passion secrète qui pouvait les unir avant l’arrestation de ce dernier, et s’il était vraiment coupable des viols dont il est accusé. C’est encore un narrateur anonyme qui revient sur les lieux où il a grandi, alors qu’il a maintenant perdu son père et sa mère; et si le lac qui borde la maison de son enfance, théâtre d’un cruel fait-divers il y a déjà plusieurs années, n’était-il pas hanté par quelques fantômes qui n’auraient pas trouvé le repos? Car c’est finalement de cela que parlent presque toutes les nouvelles de ce précieux recueil: la perte d’un être cher, le sentiment de cette perte, vécu comme un abandon, et le poids de l’absence, dévorante absence qui à elle seule remplit la fêlure, jusqu’à la submerger. Face à ce trop-plein de vide, on ne trouvera ici que peu d’échappatoires; l’alcool pour certains, le refuge dans un monde bercé d’une touche de surnaturel pour d’autres; rares seront ceux qui se lanceront véritablement à l’assaut de la dépression des reliefs de leur âme. Les autres poursuivront leur errance pleine de doutes, nous emmenant avec eux, spectateurs que nous sommes de leurs vacillements, Parmi les disparus.

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Instant volé – et disparu – Google street view, Nebraska

Ce bouquin est un magnifique recueil de nouvelles, d’une grande sensibilité, d’une telle finesse, et pourtant incroyablement simple. Le cadre photographique est si resserré sur le quotidien qu’il laisse peu de place aux débordements; le parallèle entre la fiction et ce que nous-mêmes percevons de notre propre quotidien, de notre vie et de ses évènements, ou de ceux de nos proches, n’en devient que plus troublant. Il y a une réelle qualité dans la complexité des émotions parsemées dans l’ouvrage, une finesse justement dans la tentative réussie d’amener le lecteur à ressentir, plus qu’à juger voire même comprendre; c’est une plume rare et discrète, mais puissante et envoûtante, que je découvre avec Dan Chaon, qui me fait beaucoup penser à Raymond Carver. Cette construction très proche, privilégiant les textes courts, sans véritablement de début ni de fin, ou offrant des fins ouvertes en tout cas; des thématiques similaires, qui parlent de gens comme nous en des lieux comme les nôtres, et qui se retrouvent confrontés à d’insurmontables crises, parfois morales, qu’ils ne parviennent à mettre en mots. C’est une grande part du travail de l’écrivain que de nous faire entrevoir, ces blessures, et toutes ces frustrations, ces douleurs. Nimbé de la sorte de tant de délicatesse, d’une certaine forme de douceur pour contrer la violence du propos, d’empathie pour les personnages, c’est encore plus poignant. Il faudra un jour que je parle de Carver ici, et il me manque en plus, il faudra que je m’y replonge (Les vitamines du bonheur en priorité); en attendant, je crois que je suis tombé sur l’un de ses héritiers, et c’est une très belle découverte.

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Dan Chaon (photo Bookcourt)

Parmi les disparus (Among the Missing – 2001)

Dan Chaon / Editions Albin Michel, 2002; Editions Points Seuil poche, 2014

Between the Bars – Chris Garneau (2008):

The people you’ve been before
That you don’t want around anymore,
Or they push and shove and won’t bend to your will.
I’ll keep them still…. Drink up baby.

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