Canada, de Richard Ford

Image

Je vois d’abord la belle couverture des éditions de l’Olivier. La route immense et vide traversant la Prairie, vers une destination secrète dont les montagnes au loin tairont longtemps le nom; peut-être une évasion, une fuite;  peut-être une poursuite. Peut-être une errance. Et puis ce ciel azur ouaté descendant sur la plaine, aveuglant le voyageur de tant de cette lumière qui est la réverbération des océans, semblant happer le monde et vouloir le noyer d’air léger. Ensuite le titre de ce livre: Canada. L’au-delà des frontières, le Nord, le Grand Nord, les mystères. Les contrées légendaires, magnifiées; l’Acadie, le Yukon, le Klondike. Ici nous parlerons plus tard du Saskatchewan. Le livre est de Richard Ford, ce grand auteur américain. Il est présenté parmi les nouveautés de cette rentrée littéraire, en une belle évidence dans la librairie que je fréquente et que j’affectionne.  Je suis intrigué, je m’empare de l’ouvrage, et je l’ouvre.

“D’abord, je vais raconter le hold-up que nos parents ont commis. Ensuite les meurtres, qui se sont produits plus tard. C’est le hold-up qui compte le plus, parce qu’il a eu pour effet d’infléchir le cours de nos vies à ma sœur et à moi. Rien ne serait tout à fait compréhensible si je ne le racontais pas d’abord. Nos parents étaient les dernières personnes qu’on aurait imaginer dévaliser une banque. Ce n’étaient pas des gens bizarres, des criminels repérables au premier coup d’œil. Personne n’aurait cru qu’ils allaient finir comme ils ont fini. C’étaient des gens ordinaires, même si, bien sûr, cette idée est devenue caduque dès l’instant où ils ont bel et bien dévalisé une banque.”

Le narrateur de ce roman se nomme Dell Parsons. Aujourd’hui sexagénaire, professeur de littérature dans un collège au Canada, il revient sur l’année de ses 15 ans, cette terrible année de 1960 qui aura vu sa famille, de même que l’innocence de sa jeunesse, voler en éclats. Il vit alors à Great Falls, Montana, avec ses parents Bev et Neeva, ainsi qu’avec sa sœur jumelle Berner. Fils d’un ancien capitaine de l’Air Force renvoyé de l’armée et reconverti en vendeur de voitures, il est depuis tout jeune habitué à sillonner le pays dans tous les sens, de bases militaires en petites bourgades sans attraits, et n’a jamais encore trouvé ses propres attaches. A Great Falls, malgré l’impression d’isolement que ressentent les étrangers en cette petite communauté, il se réjouit de reprendre les cours, et de s’inscrire au club d’échec. C’est peut-être enfin le lieu où se faire des amis, où planter ses racines. C’est sans compter les filouteries à priori légères de son père; en cette époque où le rêve américain, s’il se matérialise toujours pour les chanceux et les nantis, laissera beaucoup de monde sur le carreau, ce dernier décide de se lancer dans un modeste trafic avec des Indiens de la réserve avoisinante. Et quand un jour l’opération tourne bien-sûr au vinaigre, et que le père est obligé de rembourser ses comparses sous la menace de mort, il ne trouvera rien de mieux comme idée que de braquer une banque, embarquant sa femme comme complice d’un pitoyable hold-up. Le couple est très vite arrêté; c’est ainsi que Dell, adolescent à l’âme d’enfant encore, et sa sœur Berner, spectateurs incrédules de la destruction de leur propre famille, seront bientôt obligés de fuir pour échapper à leur mise sous tutelle et à l’orphelinat. Berner fuguera et disparaitra longtemps; quant à Dell, sur les conseils de sa mère, il sera emmené chez le frère d’une amie de la famille, caché de l’autre côté de la frontière chez Arthur Remlinger à Fort Royal, dans la province du Saskatchewan, au Canada.

Ou plutôt il sera caché à Parteau, près de Fort Royal; c’est un ville presque abandonnée et tombée en ruine, où il occupera une bicoque délabrée, avec pour seuls voisins une femme mutique, ainsi qu’un étrange indien psychotique du nom de Charley Quarters. Il sera, comme eux, employé au service d’Arthur Remlinger, mystérieux et fascinant personnage, maitre de chasse et tenancier du Leonard Hotel, une sorte d’enfer du jeu et de bordel pour hommes des bois. Remlinger semble lui aussi comme exilé de l’autre côté de cette frontière, tentant peut-être de se faire oublier et de disparaitre dans la nature qui les entoure. Car ici le paysage emporte tout, et efface tout. Tout est perdu dans la Prairie gigantesque percée de forêts et de quelques lacs; tout le monde parait ici comme en dehors de la marche du monde, comme en un purgatoire. Dell apprendra le travail manuel au sein de l’hôtel, puis l’art de guider les chasseurs lors de parties de tirs à l’oie sauvage, et cherchera en ses heures perdues à comprendre le destin de cette région abandonnée, où tout finit rongé, comme dévoré par la nature immense; sa propre détresse d’enfant livré à lui-même y trouvera un écho. “Une vie sans limites clairement fixées”, telle est la fatalité des âmes errantes en ces lieux, de même que l’ennui naissant de l’isolement. Mais rien ne peut abolir le passé; quand celui de Remlinger, miroir du futur maudit de Dell, resurgira des limbes de la mémoire en un esprit armé de vengeance, l’issue ne pourra se trouver que dans le déchainement d’une violence sans pitié.

Voilà donc  pour l’intrigue, vulgairement avancée par mes soins; je suis arrivé au bout de ce roman, après en avoir fait durer quelques pages, pour quelques jours, tant je ne voulais quitter l’atmosphère unique de l’œuvre. Je découvre Richard Ford, prix Pulitzer 1996 pour son Indépendance, avec ce texte magnifique qu’est Canada. Le livre balance constamment, à travers le témoignage du jeune Dell, entre le Road movie d’inspiration lyrique le long d’une route d’exil menant du Montana à la plaine désertique du Saskatchewan, et la chronique intime d’un drame familial ancré dans l’époque encore parfois western, trouble souvent, du début des années 1960 dans l’ouest américain. J’ai été subjugué par la finesse de l’auteur évoquant les liens entre les différents protagonistes de l’histoire, et comment ces liens se renforcent lentement ou se brisent d’un coup sec selon les évènements. J’ai beaucoup aimé aussi le regard que le personnage de Dell propose au long du texte, et surtout quand, abandonné dans la ghost town de Partreau, perdu dans la Prairie canadienne et loin des siens, il tente de retrouver un sens à l’histoire en remontant les traces usées du passé de la ville morte. L’exercice littéraire ici déployé est de toute beauté. Si le sens justement parfois nous échappe à nous lecteurs, si la moralité du conte n’apparait pas clairement le long de ces 470 pages, c’est encore mieux et cela complexifie la gamme des sentiments que nous sommes amenés à ressentir. Voici comment Richard Ford définissait son art, lors d’un entretien tv pour les Carnets de route de François Busnel en 2011:

“Le type de fictions réalistes que j’écris à des vertus similaires à celles que l’on retrouve dans l’écriture des livres d’histoire. Elles vous poussent à faire attention aux détails. Le roman essaie d’empêcher le lecteur de se rallier à des petites leçons faciles, à des leçons toutes faites sur la vie.”

Parmi les 555 livres annoncés pour cette rentrée littéraire 2013, si je peux déjà vous conseiller une chose, c’est de vous précipiter sur cet ouvrage magistral et sublime. La route que l’on aperçoit sur la couverture du roman vous attend; laissez-vous emporter, et laissez-vous perdre avec délices dans l’écriture envoûtante de Richard Ford.

partreau

Vision rêvée de Partreau, Saskatchewan

“Canada” (Canada – 2012)

Richard Ford / Editions de l’Olivier,2013

4 comments on “Canada, de Richard Ford

  1. Guillome says:

    une grande découverte pour moi ! sublime roman

    • oui c’était vraiment une magnifique découverte! Je n’ai pas encore eu l’occasion de lire d’autres R. Ford, mais je me dis que l’on peut y aller les yeux fermés; et il me faut me donner le temps bientôt de m’y replonger. Merci Guillome pour le commentaire, au plaisir!

  2. Marie-Anna says:

    Oui, un magnifique roman, et une très belle critique! Il est rare d’avoir l’impression de découvrir un livre qui, on en est sûr, sera bientôt un classique… C’est le cas de Canada!

    Bonne continuation!

    • Merci pour vos bons mots Marie-Anna, qui me font grandement plaisir; et je ne peux que partager votre avis sur ce grand livre qui nous marquera durablement; après plusieurs semaines, plusieurs lectures, je suis toujours sur les routes du Canada. Et je serais si heureux d’emmener quelqu’un sur cette piste un jour, j’en parle partout où je peux!

      Toute belle continuation à vous ,et au plaisir!

Leave a comment