Construire un feu, de Jack London

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Travel as equals: remember Jack London

On était de ces gamins qui, comme ceux de toutes les générations d’un siècle entier, avaient découvert Jack London avec ses célèbres romans Croc-Blanc et L’appel de la forêt, publiés dans des collections de littérature jeunesse. On les lisait à l’école, ou les parents nous les offraient; on dévorait ces histoires de chiens, de loups, de trappeurs dans le Grand-Nord. Et quand c’était l’hiver dehors, on allait jouer dans les campagnes enneigées des alentours: chaussés de moon-boots et vêtus de costumes de skis, trainant des petites luges en bois, et parfois accompagnés du golden retriever d’un copain, on partait explorer de lointaines contrées mystérieuses au-delà de la ville. On montait un camp de base près d’un verger, une cabane faite de palettes et de caisses à pommes; depuis ce point de repère on remontait les allées d’arbres endormis jusqu’aux champs immaculés perdus dans l’horizon, bravant les bourrasques de la tempête, à la recherche de n’importe quel prétexte servant à poursuivre l’aventure: empreintes d’animaux à débusquer, collecte de l’eau vive sous la glace des meunières, pistage des dangereux promeneurs envahissant notre nouveau territoire, et collection de jolis cailloux brillants trouvés sous les amas de neige et de terre gelée. On en passait des jours à jouer à Jack London. Et puis le printemps arrivait, et la vallée du Yukon sous nos yeux reprenait tranquillement place dans notre imaginaire. Nous l’avions visitée, réellement ressentie, et la cartographie rêvée de ce pays s’était enrichie en nous de centaines de nouvelles histoires. Je repense souvent à ça quand je retourne auprès de Jack London; Croc-Blanc est peut-être le premier livre que je me souviens avoir ouvert, et il aura grandement participé, comme pour beaucoup de monde j’imagine, à teinter mes souvenirs de jeunesse d’une couleur bien particulière.

On a longtemps catalogué Jack London comme un auteur pour la jeunesse, ici en Francophonie. Certains de ses romans ne se trouvaient d’ailleurs, à certains moments, que dans des collections pour enfants qui proposaient parfois des textes édulcorés. Dans les années 70, les éditions 10-18 ont traduit et publié certains ouvrages jusqu’alors presque inconnus, proposant aux lecteurs de découvrir plus en avant le vaste monde qu’a exploré London. Une décennie plus tard, le catalogue s’était retrouvé épuisé. Ce sont alors les éditions Phébus qui ont repris le flambeau depuis 1999, avec le projet magnifique de retraduire et de publier l’intégralité d’une œuvre qui se dévoile comme monumentale. On retrouve bien sûr les classiques inspirés par les voyages de l’écrivain dans le Grand Nord, ou voguant sur les mers lointaines. Et puis des livres terribles comme La route ou Le peuple d’en bas, qui sont des enquêtes journalistiques sur la vie des hobos (travailleurs itinérants sans domicile aux Etats-Unis, vagabonds) ou des prolétaires et clochards dans le West End londonien de 1900, nous renseignent sur l’engagement politique et social de Jack London, dénonciateur des conditions de vie des petites gens qui sont ceux de sa patrie, et engagé pendant une grande partie de sa vie, avant de le dénoncer aussi, pour un socialisme américain que nous ne connaissons que peu. Ses propres démons, qui se manifestent entre autres dans un alcoolisme dévorant, ont été mis par écrit dans le roman John Barleycorn. La lecture de ces différents ouvrages, que je conseille ardemment, ramène pourtant il me semble à une seule et même vision: la vie est un combat, une lutte perpétuelle, autant qu’une aventure. Que ce soit contre les éléments, ou contre un système, London rédige à chaque fois le récit d’un combat. Pour s’initier, ou revisiter cet univers unique, il existe ce petit recueil de nouvelles qui en représente une formidable clé d’ouverture, que je relis peut-être chaque année: Constuire un feu.

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Un camp de mineurs dans le Yukon, 1897 (photo F. LaRoche)

To built a fire

L’aube était apparue, froide et grise, très grise et très froide, lorsque l’homme quitta la piste principale du Yukon pour gravir la rive abrupte où un chemin étroit et peu fréquenté conduisait vers l’est à travers une épaisse forêt d’épicéas. La pente était raide et, arrivé au sommet, il fit une pause pour reprendre haleine en se donnant l’excuse de regarder sa montre. Elle marquait neuf heures. Il n’y avait pas de soleil, pas un soupçon de soleil, quoique aucun nuage n’obscurcît le ciel.”

7 nouvelles compilées dans un petit livre de 170 pages; des histoires se déroulant à la fin des années 1890, à l’époque de la ruée vers l’or du Yukon, à laquelle London a participé. Les personnages sont des prospecteurs, ou des indiens des tribus installées sur ce territoire, compris dans un décor entre l’Alaska et la Baie d’Hudson, à l’est du Canada: l’immense contrée sauvage du Grand-Nord dans toute sa splendeur. Une première nouvelle aborde les tensions entre indiens et chercheurs d’or, qui mènera à un sanglant massacre. Plus loin, nous retrouvons quelques blancs installés dans un petit village, que rien ne relie à la civilisation: pour exercer la justice, on largue les coupables sur de petits canoés en les laissant dériver jusqu’à une mort certaine. Cruauté, avidité aussi des mineurs malades et rendus fous par cette fièvre du précieux métal jaune; mais encore noblesse et courage de certains explorateurs de ces terres trop grandes pour l’homme, c’est quelque chose que l’auteur a vu et retranscrit. Il y a aussi cet amour pour un paysage majestueux, et cruel parfois, qui éblouit chaque ligne; beauté de l’effet des saisons qui transforment le monde, jusqu’à l’apothéose d’un hiver infini qui le comble de neige et de nuit, par une température normale de -30 degrés. Alors il faudra survivre. La nouvelle qui donne le titre du recueil, Construire un feu, est présentée ici en deux versions, l’une positive et l’autre fataliste. C’est cette dernière qui pour moi couronne le livre d’une aura parfaite, c’est le texte le plus radical que j’ai pu lire: un homme accompagné de son seul chien traverse un pays gigantesque, sous la neige et par -50 degrés, afin de rejoindre ses amis. Alors qu’il cherche à faire un feu pour sécher ses vêtements mouillés, il se retrouve bêtement à cours d’allumettes. Dans une situation qui ne lui laisse pas le droit à l’erreur, il tentera tout pour survivre face à cette nature sans pitié, indifférente, dans un ultime combat où il misera sa peau. D’une grande simplicité, et parfaitement construite, cette nouvelle donne toute sa pleine mesure à un recueil qui s’apparente à une compilation de contes et légendes du Nord, à se raconter les soirs de veille au coin du feu. Pour le dépaysement, pour l’aventure, c’est un superbe bouquin à (re)lire; profitez donc de cet hiver, aidés par la saison, pour marcher à nouveau sur les traces de ce grand écrivain.

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Jack London (1876-1916)

Une littérature nature writing bien avant que l’on ne catégorise ceci en genre; une littérature d’exploration du monde, de récit de voyages; mais aussi une littérature engagée dans son époque, consciente et relevant les injustices; un auteur complet, et une œuvre complexe que l’on redécouvre avec toujours autant de passion, c’est aussi ceci Jack London, qui a bercé un peu notre enfance et que l’on sait placer maintenant, dans une idée de généalogie de la littérature américaine, comme l’un des précurseurs de sa modernité. Il est parfois peut-être un peu caché dans toute cette diversité, mais comment ne pas ressentir les lignes conductrices qui remontent jusqu’à lui, de Kerouac et des Beats, même des journalistes gonzo, jusqu’à l’Ecole du Montana? J’aime aussi ce que je peux voir par moments comme de la naïveté dans ses écrits, ou en tout cas une certaine simplicité, et je me dis que c’était un grand artisan, plus qu’un artiste, et que les mots pouvaient lui servir plus à bâtir un récit qu’à composer une œuvre d’art contemplative. Et je préfère bien mieux ça: un artisan, un aventurier, un combattant. Un écrivain libre et, pour ce qu’en dit aussi l’enfant en moi, un héros.

PS: une biographie de Jack London est parue en 2008: Jack London, de Jennifer Lesieur, aux éditions Tallandier. Très bien construite et très fournie, elle se dévore. De plus, la nouvelle Construire un feu a fait l’objet d’une magnifique bande dessinée, par Chabouté, parue en 2007 chez Vents d’Ouest; en un mot, superbe!

“Construire un feu” (To built a fire – 1908)

Jack London / Editions Phébus Libretto poche, 2007

McCandless avait-il emporté un livre de Jack London en Alaska? Peut-être bien. Into the Wild, No ceiling d’Eddie Vedder; parfait pour continuer sur les pistes lancées vers l’horizon, et au-delà.

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