La malédiction d’Edgar, de Marc Dugain

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House of Cards

“Nous voulons simplement explorer une période de notre histoire où se côtoyaient la paranoïa, la schizophrénie, la misogynie, le racisme et l’antisémitisme à l’ombre de notre pudibonderie fondatrice. C’était le temps comme l’écrivait William Styron de la “passerelle chancelante entre le puritanisme de nos ancêtres et l’avènement de la pornographie de masse”. On y parlera aussi du pouvoir, même si c’est un sujet un peu démodé.”

Mémoires apocryphes de Clyde Tolson, fidèle second de J. Edgar Hoover pendant toute la durée de son mandat de Directeur du FBI, soit près de 48 ans à la tête d’une agence fédérale de police judiciaire et de renseignement. À travers le regard de son ami, seul confident et peut-être amant, se dresse le portrait d’un homme qui, traversant les tempêtes et naufrages d’un siècle mouvementé, aura bien vite compris que la véritable mainmise sur le pouvoir ne s’obtient pas avec un programme électoral échelonné sur 4 ou 8 ans, ni sur des paroles ou des promesses, mais sur l’enracinement profond de sa propre influence sur tout ce qui est décidé. Gardien de la morale et des valeurs puritaines, ayant servi sous les ères de 8 présidents, Hoover aura préféré utiliser son immense force de frappe pour lutter contre ce qu’il nommait le “cancer” communiste, la menace rouge. Ses différentes actions, depuis la Seconde Guerre mondiale et pendant les grandes crises de l’époque de la Guerre froide, auront profondément – et durablement – participé à modifier les règles de la politique américaine. Niant pendant longtemps l’existence d’une organisation mafieuse ramifiée dans tout le pays, au risque de se mouiller lui-même, il n’aura pourtant pas manqué de recueillir, grâce à un réseau d’espionnage complexe mis en place par son service, quantité d’informations compromettantes qui pouvaient lui servir à faire chanter, ou tomber, quiconque se mettait en travers de son chemin.

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J. Edgar Hoover et Clyde Tolson, octobre 1942

Ce qui se dresse bientôt face à lui, et qu’il n’avait pas prévu, c’est l’éclosion d’une véritable nouvelle dynastie, celle des Kennedy. Premières rencontres dans les années 1930 avec le père, Joe, investisseur roublard qui deviendra ambassadeur au Royaume-Uni alors que les premières bombes pleuvent sur Londres. De retour au pays, ce dernier s’engagera dans une politique isolationniste, quitte à tremper sa verve dans la boue antisémite de l’époque. Vision, telle celle de Charles Lindbergh peut-être, que l’Amérique a plus en commun avec les dictatures fascistes qu’avec le reste de l’Europe ? Il n’en reste que cette posture, contredite par l’Histoire, l’empêchera à jamais de briguer sa place à la Maison-Blanche. Au sortir de la guerre, il mettra donc sa fortune en jeu pour que l’un de ses fils y parvienne. L’ainé, engagé sur le front, est mort au combat; l’héritier sera donc le second de ses garçons, John Fitzgerald, qui rejoint le parti démocrate, avant de se faire élire, quelques années plus tard, sénateur au Congrès. À ce moment de l’histoire, Hoover a déjà récolté ses infos, et sait qu’il devra compter avec ce jeune loup ambitieux. Mais ce qu’il ne comprend peut-être pas, c’est que cet homme, et ceux de sa génération, n’ont plus rien à voir avec les anciens de son époque. Ces nouveaux venus, cette “brightest generation” des jeunes héros de guerre, parlent de Nouvelle Frontière, d’un monde nouveau à venir, autant technologique que plus égalitaire. Et surtout, cachant quelques travers honteux, ils savent soigner leur image publique, utilisant les médias mieux que Hoover, pour le Bureau ou pour lui-même, n’ai su le faire. Ils semblent vouloir jouer leurs cartes sans tenir compte de lui, du FBI et de sa stratégie, ce qui lui est insupportable. Pourtant, malgré ses efforts, Hoover ne parviendra pas à empêcher l’élection de Kennedy à la présidence, le 8 novembre 1960. Début des 1000 jours de règne.

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JFK, Robert Kennedy et J. Edgar Hoover, 1961

L’une des premières actions menées par le président est de virer l’Attorney General (équivalent d’un ministre de la Justice) pour le remplacer par son jeune frère, Robert Kennedy, qui devient ainsi le supérieur de Hoover. Bobby, décrit comme un petit roquet enragé, ne se prive pas de couper l’herbe sous les pieds du Directeur, allant jusqu’à ordonner de limiter le pouvoir d’action du FBI à l’intérieur des frontières. Critiquant ouvertement le service, il tente aussi de le réorienter vers la lutte contre la pègre, vers ce dangereux cul-de-sac dont personne ne sortira indemne. La rumeur persistante court aussi que, si JFK est réélu pour un second mandat, il exigera la démission du vieux Edgar. Désastre de la Baie des Cochons, Crise des missiles cubains, puis tentative de Détente de l’Amérique face au bloc communiste: alors que le monde, pris au piège, était à quelques secondes de sombrer, il s’est trouvé des gens pour juger ce président trop mou, peut-être un peu trop rouge. Il a commencé à se murmurer, dans des cercles restreints que l’on croyait confinés, qu’il faut au plus vite l’éjecter, qu’il faut s’en débarrasser. Ce ne sont pas la mafia, ni les politiciens, ni les cubains, ni les hommes d’affaires texans: c’est une idée. Et Edgar sait, lui qui entend tout, qui a des oreilles partout, il sait. Il sait et il ne fait rien.

22.11.1963

Dallas, 22 novembre 1963 (film Zapruder)

Apogée de l’intrigue du roman, l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy marque l’instant où le jeu politique engagé par les différents acteurs se transforme en une arène sauvage, et à la vue de tous, utilisant les mêmes codes médiatiques qui ont fait et défait les prétentions de chacun. Ce n’est pourtant pas la fin de l’histoire: quelques années plus tard, des personnages comme Martin Luther King et Robert Kennedy tomberont aussi sous les balles de tueurs solitaires, sans que les différents services fédéraux, dont le FBI, ne puissent empêcher les meurtres. À la tête du Bureau, toujours Hoover, en place jusqu’à sa mort en 1972. La malédiction d’Edgar, c’est peut-être d’avoir incarné presque à lui seul cette zone d’ombre de la justice et de la politique américaines, de 1924 jusqu’à son décès. D’avoir tout su de tout le monde, d’avoir joué avec tout le monde pour asseoir durablement son siège auprès des plus hautes sphères décisionnelles, quitte à ruiner la vie de ceux qu’il jugeait comme ses adversaires, et quitte à ruiner la sienne en ne la vivant pas.

La malédiction d’Edgar est une fiction fascinante, énormément documentée, et qui fait voyager le lecteur, en finalement peu de pages, le long de presque tout un siècle. J’ai néanmoins pris quelques distances avec les personnages, car je les ai trouvé présentés d’une façon délibérément très noire, trop noire même; JFK y est plutôt décrit comme un arriviste sans scrupules, alors que tout ce que j’ai pu lire ces derniers temps, et l’image que la mémoire universelle rend de lui, lui prête plutôt un vibrant hommage. Concernant son assassinat, l’auteur penche donc vers la théorie du complot, question dont on n’aura pas de réponse ( si on aura une un jour) avant que tous les contemporains du “crime du siècle” ne soient morts. En tout cas, la littérature autour de cet événement est d’une richesse incroyable, et comme il y a presque autant de pistes que d’enquêteurs, les angles d’attaque ne manquent pas. C’est parfois très tordu, surtout depuis internet, et c’est parfois comme une excellente Série noire. Dans ce roman, on pense parfois aux polars de James Ellroy pour l’ambiance, et à la série House of Cards pour la sophistication des manigances diverses. Et c’est donc un sacré bon show que ce bouquin, comme (presque) seuls les américains peuvent en proposer… À découvrir ou redécouvrir!

La malédiction d’Edgar

Marc Dugain / Editions Gallimard, 2005; Editions Folio poche, 2006

A Hard Rain’s A Gonna Fall“, de Bob Dylan (1963), the voice of his time:

“Qu’as-tu entendu, mon fils aux yeux bleus?

Qu’as-tu entendu, mon cher et tendre?

J’ai entendu le son du tonnerre, rugir un avertissement,

Entendu le hurlement d’une vague qui pourrait noyer le monde entier…

Et c’est une dure, c’est une dure, c’est une dure, c’est une dure,

C’est une pluie dure qui va tomber.”

Bison, de Patrick Grainville

bison

Lost in La Prairie

“Le soir, après avoir retouché les paysages vierges peints pendant la journée, Catlin annonce, dans ses lettres, la mort du vert. Quand Baudelaire le découvrira, le vert commencera d’être clôturé. Avec des fermes, avec des cow-boys armés, des éleveurs de bétail, avec des guerres, de nouvelles lois, de nouvelles frontières! La fuite, l’errance, la variole, l’alcool, les réserves enfin ou la prison. La fin de la vie.

Catlin sait et il peint. Il accumule les preuves de la grande vie des Sioux.”

Presque 30 ans après la fameuse expédition des capitaines Lewis et Clark qui, de 1804 à 1806, auront traversé le continent nord-américain afin de trouver un accès vers l’océan Pacifique, l’immense territoire à l’ouest des fleuves Mississippi et Missouri demeure en grande partie méconnu. Au-delà de la ville de Saint-Louis, cité-frontière au confluent des eaux, c’est le presque grand vide qui s’étend: c’est la terre de tous les prodiges possibles, autant que de tous les dangers. La carte et la littérature établies par les prédécesseurs seront encore à affiner, à compléter par les récits des quelques trappeurs, chasseurs, explorateurs qui s’y aventurent. Les descriptions scientifiques de ce Nouveau Monde, emplies de l’esprit encyclopédique des Lumières, cet esprit cher à la vision qu’a eue le président Jefferson lorsqu’il a donné le cahier des charges à l’entreprise de Lewis et Clark, se trouvent bientôt enrichies d’une nouvelle énigme à aborder: qui sont ces natifs que l’on rencontre, ces membres de plusieurs dizaines de tribus éparpillées dans la nature, et qui semblent pourtant participer d’un même système, ou en tout cas d’une vaste organisation ramifiée sur des milliers de kilomètres carrés. Qui sont ceux que l’on nomme les Indiens des Plaines? Quelques journaux, carnets de voyages et correspondances en esquissent le portrait; restait aussi à les dépeindre.

Il s’est trouvé qu’un peintre, portraitiste de la haute société pennsylvanienne, en a eu sa claque de bichonner des croûtes pour les lords et les entrepreneurs. “Go West, Young Man“, c’est ce qu’a peut-être entendu George Catlin avant beaucoup d’autres, le poussant à entrer en contact avec ce vétéran de William Clark, devenu entre-temps le principal chargé aux affaires indiennes pour le gouvernement, afin qu’il lui fasse passer l’invisible frontière. Entre 1830 et 1836, Catlin a pu rendre visite à plus de 50 tribus indiennes, recueillant ainsi une masse de dessins, de peintures, de notes d’observations, voire d’objets échangés, le tout d’une valeur inestimable. S’il fut l’un des premiers artistes-ethnologues à renseigner le monde sur la prodigieuse découverte du lointain Ouest américain, allant jusqu’à rendre visite à plusieurs têtes couronnées de la vieille Europe, ou présentant ses œuvres dans les salons d’art parisiens que fréquentaient Gautier, Sand ou Baudelaire, il fut l’un des premiers aussi à se rendre compte de sa fragilité face à l’avancée de cette étrange Destinée manifeste revendiquée par l’autre civilisation. Instant charnière de l’Histoire, début du compte à rebours avant l’explosion du grand drame, Bison de Patrick Grainville évoque le séjour de Catlin, en 1832, auprès d’une tribu de Sioux Lakotas, dans la contrée vierge et sauvage que l’on nommera quelques années plus tard l’État du Dakota du Sud.

south dakota

(photo: South Dakota Department of Tourism)

Il faudra poursuive la piste loin après Fort Pierre pour découvrir les avant-postes du campement sioux; et quelle surprise pour leurs habitants de voir arriver cet étonnant attelage, composé de Catlin et de son interprète Bogard, équipés de rouleaux de toiles et de ferrailles pleines de gouaches. Peindre les chefs, et peindre la vie du village, voila le but que s’est fixé l’homme Blanc doté d’une puissante médecine. Face au leader Aigle Rouge, face aux nobles guerriers Élan Noir et Tonnerre Riant, face aux femmes et aux enfants, puis avec eux, tout au long de leurs pérégrinations au fil des saisons, de leurs errances à travers la prairie, à la poursuite de l’immense mer brune et ocre de bisons. Le puissant animal, le tatanka vénéré, c’est le sel de la terre, c’est la vie. La plupart des activités de la tribu se sont ainsi harmonisées avec le lent mouvement migratoire des troupeaux, et presque toutes leurs ressources en émanent: nourritures, vêtements, artefacts faits d’os, de cuir ou de cornes, feux de bouses, colle de sabots, etc. Rituels de chasse, danses, fêtes et cérémonies d’exorcismes divers rythment les parcours des hommes au regard du soleil et de la lune. Jeux où l’adresse et la bravoure, dans la poursuite du gibier comme dans la guerre intestine livrée aux ennemis héréditaires, façonnent les corps et les âmes, attisent la frénésie de vivre. Et Catlin lui-même, observateur qui se veut impartial, pourtant confident et allié, et bientôt sous le charme de la jeune squaw au nom magnifique de Cuisses, se sentira comme un membre à part entière de la nation Sioux. Le personnage bien que haut en couleur vêtu d’une redingote parmi les pagnes et fourrures s’efface bientôt progressivement de la narration: les véritables héros de ce roman ce sont ces amérindiens qu’il décrit. Et parmi eux, deux caractères portent l’intrigue presque à eux seuls: Louve, une Indienne Crow captive de la tribu, et Oiseau Deux Couleurs, le chamane berdache, soit l’homme-double, le travesti sacré, ayant adopté des mœurs particulières et développé une apparence féminine.

buffalo hunt

George Catlin: Buffalo Hunt (1832)

1832

George Catlin: Shón-ka, The Dog, Chef Sioux Lakota (1832)

Pour plus de reproductions des œuvres de Catlin, voir ici

Bison est un roman épique au souffle puissant, empli de l’esprit des grands espaces; comme j’ai pris cette petite habitude de reporter mes lectures sur mes cartes et atlas, afin de poursuivre le voyage d’une façon différente, j’avoue que je me suis souvent égaré, perdu dans l’immense prairie, ou longeant des rivières inconnues. Peut-être était-ce une volonté de l’auteur qui cherchait à brouiller les pistes, afin de rendre à cette histoire son aura de magie, magie d’avant l’aplanissement total de la géographie, rendue symétrique et abstraite. Tant mieux en tout cas, c’était un formidable prétexte à l’évasion. De plus, l’exploration d’un monde d’avant la Conquête de l’Ouest, en ces quelques années où il semblait possible que deux univers se rencontrent et partagent, fascine autant qu’elle laisse un goût amer. Il aurait fallu plus de George Catlin, il aurait fallu d’autres expéditions comme celle de Lewis et Clark, ou des Edward Curtis d’avant la fin des temps. Mais même cela, est-ce que ça aurait changé quelque chose à l’Histoire? Enfin, avec ce personnage inédit de peintre “into the wild”, Patrick Grainville nous offre de superbes pages où la nature, mise en images et transfigurée par les mots, devient matière vivante, envoûtante, exaltant tous les sens. À découvrir sans plus attendre.

catlin

William Fisk: Portrait of George Catlin (1849)

Bison

Patrick Grainville / Editions du Seuil, 2014; Editions Points Seuil poche, 2015

Warm Shadow, de Fink (2011)

“What you got goin’ on
Behind those eyes closed, holdin’ on
I don’t want another day to break
Take our, steal our night away”

Ciel d’acier, de Michel Moutot

ciel d'acier

Skywalkers

“Avant l’invasion de nos terres, nous étions des charpentiers, des bâtisseurs de longues maisons. Quand les anciens ont compris qu’ils ne pourraient pas vaincre les envahisseurs venus de l’Est, ils ont gagné par leur travail, leur sueur, leur courage et leur sang leur place dans ce nouveau monde. Nous en sommes fiers. Nous n’avons que faire de leur sentiment de culpabilité qu’ils rachètent par des allocations, des détaxes sur les cigarettes ou des licences pour l’ouverture de casinos. Un ironworker ne vit pas de charité. Quand j’avance sur ma poutre, au-dessus de Manhattan, quand j’assemble à la main les pièces de leurs cathédrales d’acier, je ne suis pas dans leur univers mais dans le mien. Je marche où personne n’a marché avant moi. Dans le ciel. Avec les aigles.”

New York, quartier des affaires, en la pointe sud de Manhattan. John LaLiberté, Indien Mohawk descendu depuis quelques mois de la réserve canadienne de Kahnawake pour travailler sur le chantier d’un building, est arrivé à l’heure pour commencer sa journée, en ce mardi 11 septembre 2001. L’assemblage des structures métalliques de ce nouveau gratte-ciel étant presque terminé, il ne reste aux monteurs d’acier qu’à connecter les quelques dernières poutres, là-haut sur les sommets, ce à quoi John s’emploie. Vue imprenable sur la ville, sur tous les monuments que lui et ses aïeux, amérindiens réputés sans peur du vide, ont participé à élever: Empire State Building, Chrysler Building, Pont Verrazano et Twin Towers, horizons infinis et montagnes d’artifices tutoyant le ciel. À 8h46, en ce matin radieux, un bourdonnement étrange s’amplifie et fait bientôt vibrer l’air ambiant: levant la tête, John aperçoit la carlingue d’un avion de ligne filant juste au-dessus de lui, fonçant sur la cité. Dans les secondes qui suivent, un Boeing 767 d’American Airlines s’écrase contre la Tour Nord du World Trade Center.

Stupeur face à l’incroyable événement. Et le temps que John et tous les employés redescendent de leurs postes et se regroupent, un second avion vient percuter la Tour Sud. Cris de panique, hurlements des sirènes, quartiers bouclés, état de siège général. Les minutes à venir, celles dont nous avons tous été témoins, sont parmi les plus terribles: comment venir au secours de toutes ces personnes piégées, qui lancent des appels bientôt désespérés depuis des fenêtres si hautes? Comment combattre des feux que l’on ne peut atteindre? Un total sentiment d’impuissance envahit tous les cœurs. Apothéose du drame, moins de 2 heures après la première attaque, les tours s’effondrent l’une après l’autre, causant un gigantesque nuage de poussière, et réduisant le site du WTC à l’état d’une immense ruine. Ground Zero: c’est là que John LaLiberté sait qu’il doit se rendre. Les secouristes, à la recherche de survivants, auront besoin de monteurs d’acier pour leur ouvrir des voies dans cet amas de ferrailles. Il rejoint donc les volontaires de sa corporation, et s’engage de suite dans cet enfer fumant, muni d’un simple masque de papier et d’un chalumeau: première mission, viser les bips des GPS que portaient les pompiers disparus, enterrés lors de l’écroulement, que l’on entend, funèbrement, rythmer le désastre sans fin…

ground zero

Ground Zero (Portraits from Ground Zero, A+E TV)

 Les tours du World Trade Center, c’était la fierté d’une nation, l’un de ses symboles, et c’étaient d’ailleurs les plus hautes constructions au monde lors de leur inauguration au début des années 1970. Mais c’était aussi la fierté d’un peuple, celui des Indiens Mohawks, dont beaucoup de membres, charpentiers de l’acier de génération en génération, ont travaillé sur le chantier. Le père de John LaLiberté, Jack, avait fait partie des manœuvres venus à New York pour y contribuer; il n’est jamais rentré. Il y a perdu la vie accidentellement, en chutant d’un étage élevé non-sécurisé. Sa stèle tombale, en la réserve de Kahnawake où vit toute la famille, est gravée du dessin des tours. Et sa clé à molette, objet presque sacré, avait été cachée au sommet de l’une d’elles. Pour John, héritier tant de la mémoire que du savoir-faire transmis par Jack, le choc provoqué par le 11 septembre révèle en plus une fêlure intime, car c’est pour lui presque comme si le monument de son père s’effondrait. Le besoin de participer aux premiers secours, puis de remettre de l’ordre dans ce chaos, avant de participer peut-être à l’élaboration d’un nouveau projet, ressemble donc pour lui bientôt à une véritable quête.

L’Honneur des Mohawks, peuple de la nation Iroquoise, parqués dans des réserves à la frontière canadienne dans le courant du XIXe siècle. Peuple de bâtisseurs, charpentiers aguerris, qui se sont vite rendus utiles alors que les entrepreneurs du Nouveau-Monde recherchaient de la main-d’œuvre pour monter les premiers ponts de fer, à la suite des premières routes et des lignes ferroviaires, puis plus tard des buildings brillants d’acier. Légende dorée des Indiens qui n’ont pas le vertige, marchant d’un pas léger sur les lointains pylônes stratosphériques, dans les immenses cieux. Ces histoires qui se transmettent dans la communauté, les “récits des anciens“, constituent aussi une part de ce qui a nourri John depuis son enfance, et le souvenir de l’un de ses ancêtres, premier ironworker de sa famille, condamné à l’exil par la tribu suite à un accident sur un chantier, ravivera chez lui le sentiment d’appartenance à sa culture.

joe regis

Joe Regis, ironworker Mohawk, 1960 (photographe inconnu de moi)

Ciel d’acier, premier roman de Michel Moutot, entremêle 3 époques distinctes: si la base de l’histoire propose de suivre John LaLiberté depuis le 11 septembre 2001 jusqu’à nos jours, et constitue en quelque sorte la charpente de l’ouvrage, différents chapitres alternent le récit en cadrant soit sur le père de John, avec les derniers moments de la vie de Jack avant son accident en 1970, soit sur la vie de l’ancêtre, Manish, vivant au Canada au tout début du XXe siècle. La narration, étirée ainsi sur plus de 100 ans, nous offre une fascinante vue d’ensemble sur l’étonnante destinée de cette tribu Mohawk, riche d’anecdotes et d’événements marquants. Mais le plus impressionnant, c’est la véritable “couverture littéraire” mise en place par l’auteur lorsqu’il revient sur Ground Zero, depuis le day of disaster jusqu’aux semaines, mois et années qui ont suivi. C’est d’une richesse documentaire exceptionnelle, et l’on sent bien l’apport du travail journalistique de Michel Moutot, reporter AFP qui était sur place en 2001. Il y a tant de matière, et c’est pourtant toujours amené d’une façon juste, avec un ressenti dosé et maitrisé. Ce n’est pas tant ici la langue, ou l’écriture, qui véhicule, même l’émotion, et pourtant. On pourrait parler de quelque chose d’autre, que j’ai rarement vu ailleurs, et que l’on pourrait imaginer comme un “roman-documentaire”, une sorte de genre hybride. Et si c’est bien tenu, comme c’est le cas avec ce Ciel d’acier, c’est vraiment une merveille. C’est un livre passionnant, original, très touchant, à découvrir de toute urgence. Allez, encore une fois: ce bouquin est une petite merveille.

Ciel d’acier

Michel Moutot / Editions Arléa, 2015

le Rise, de Eddie Vedder (2007)

“Such is the way of the world
You can never know
Just where to put all your faith
And how will it grow?
Gonna rise up
Burning black holes in dark memories
Gonna rise up
Turning mistakes into gold…

Such is the passage of time
Too fast to fold
Suddenly swallowed by signs
Lo and behold
Gonna rise up
Find my direction magnetically
Gonna rise up
Throw down my ace in the hole”

Beloved, de Toni Morrison

beloved

Little girl, little girl, where did you sleep last night?

“Dangereux, se dit Paul D, très dangereux. Pour une ancienne esclave, aimer aussi fort était risqué; surtout si c’étaient ses enfants qu’elle avait décidé d’aimer. Le mieux, il le savait, c’était d’aimer un petit peu, juste un petit peu chaque chose, pour que, le jour où on casserait les reins à cette chose ou qu’on la fourrerait dans un sac de jute lesté d’une pierre, eh bien, il vous reste peut-être un peu d’amour pour ce qui viendrait après.”

Cincinnati, sud de l’Ohio, début des années 1880. Cela fait maintenant 18 ans que Sethe, esclave née dans une plantation du Kentucky, est parvenue à s’échapper du domaine du Bon-Abri, emportant avec elle ses enfants. Elle a pu traverser le fleuve, et rejoindre le Nord, alors qu’une guerre civile sanglante ravageait le pays, afin de rejoindre sa belle-mère, que son mari avait pu racheter à ses maitres, et qui vivait depuis dans une petite maison du 124, Bluestone Road. Il s’est passé que, peu de temps après son arrivée, des hommes du Bon-Abri, qui avaient retrouvé sa trace, ont débarqué là où elle s’était réfugiée pour tenter de la ramener. Quand elle les a vu arriver dans la cour, quand elle a reconnu Maitre d’École, celui dont elle était désignée comme la propriété, Sethe, désespérée à l’idée qu’elle et les siens puissent perdre cette liberté si chèrement acquise, a préféré commettre l’irréparable. Le drame, qui s’est déroulé sous les yeux de tous, a fait reculer les assaillants, qui sont finalement repartis d’où ils venaient. Sethe a été dénoncée et jugée, mais, non condamnée, elle a pu rentrer chez elle.

Depuis, alors que les voisins et amis préfèrent éviter les parages d’un endroit “habité de malveillance”, la belle-mère Baby Suggs est morte, peut-être de chagrin, et les garçons de Sethe ont quitté le foyer sitôt qu’il leur était possible. Cette dernière se retrouve donc seule avec sa fille cadette, Denver, dans une maison qui semble hantée par le fantôme d’un enfant disparu. Au quotidien, le poids de l’impossible deuil leur parait révélé par les apparitions, les signes d’une âme en peine, parfois furieuse et violente, qu’elles ne parviennent à maitriser et avec laquelle elles doivent vivre. Cela jusqu’au jour où Paul D, un ancien compagnon d’infortune, lui aussi échappé du domaine du Bon-Abri, frappe à la porte du 124. Sethe l’accueille et lui offre le gite, avant de bientôt lui ouvrir son cœur. Léger apaisement, le calme parait s’installer dans la maisonnée. La passion naissante entre ces deux écorchés suffirait-elle à faire s’en aller l’esprit dévorant qui s’est emparé des lieux? Mais quelques jours plus tard, une jeune fille sortie de nulle part se présente à eux: elle a l’âge qu’aurait cet enfant perdu de Sethe, et s’appelle Beloved, ce nom gravé sur une pierre tombale, ce nom rappelant la douleur du drame vécu quelques années auparavant…

une famille d'esclaves dans le Sud

Famille d’esclaves dans une plantation du Sud, milieu du XIXe siècle

Puisant son inspiration à partir d’un authentique fait divers, Beloved raconte d’abord avec une force incroyable la destinée d’un peuple soumis pendant des siècles au régime de l’esclavage, ainsi que la difficile conquête de sa liberté, en cette période charnière de l’histoire où un fleuve, une frontière, puis ensuite la proclamation d’un amendement longtemps contesté, pouvaient définir la condition d’un homme. Le roman, dont l’intrigue principale se situe peu après 1880, enfonce pourtant ses racines loin dans le temps, et c’est à travers les souvenirs de Sethe, la narration du parcours de sa vie étalée tout au long de l’histoire, ramifiée, à l’image de toutes les cicatrices de coups de fouet qui marquent son dos, que nous découvrons peu à peu le récit de la vie d’une esclave dans une plantation du Kentucky. Beaucoup de scènes d’une grande dureté, qui ne ménageront pas la sensibilité du lecteur, mais scènes essentielles, qu’il faut rappeler, dont quelqu’un doit témoigner. Et c’est aussi ce témoignage que Sethe doit transmettre à ses enfants, car il est une part de leur héritage; elle qui n’a que peu connu sa mère, avant qu’elle ne lui soit arrachée. Elle qui, comme tant d’autres esclaves, n’avait aucune possibilité de se revendiquer d’une famille – descendante du néant – car celles-ci étaient souvent décomposées, leurs membres revendus ailleurs, parfois tués. Vus comme des biens, des propriétés, comparés à des animaux; c’est au risque de sa vie qu’elle a fait tout ce qu’elle a pu, dépasser tragiquement le possible, pour que ses enfants puissent grandir libres.

Drame de l’Histoire en marche, et drame de l’intime; le roman joue superbement, évoquant avec finesse le geste terrible qu’a dû commettre Sethe, sur la notion d’un deuil que l’on ne peut surmonter. Les fantômes du passé nous hantent, et l’on doit vivre avec eux si l’on ne peut les enterrer. Réalisme magique, anti-parabole teintée du prisme du vaudou, où les morts reviennent, enfants prodigues du remord, tourmenter les vivants: au-delà de la mort, voici que se présente à nous le spectre de la bien-aimée, la bien-aimée Beloved. J’ai lu cet ouvrage d’une seule traite, ayant enchainé après le Home qui m’avait fait découvrir Toni Morrison. Je dois dire que j’avais les larmes aux yeux tout du long, je ne m’estime pas très sensible mais peut-être est-ce une circonstance du moment qui faisait que cela jouait avec mes nerfs. C’est un roman ample, mais empli de cette eau boueuse qui ne laisse que peu entrevoir de timides rayons, un roman profond, qu’aucun hasard n’offrirait de place à de la légèreté, sinon dans la sensibilité émotionnelle qui s’en dégage, travail de l’écrivain sur la psychologie fouillée de ses personnages. C’est un roman qui m’a beaucoup marqué, que je n’ai pu lâcher, mais que je n’ai en aucun moment pu prendre comme un divertissement; il est pourvu d’un supplément qui raconte la vie et l’essence d’une vie, prise dans les soubresauts d’une histoire terrible et difficile à raconter. Alors j’ai beaucoup appris, on m’a dit ce que c’était et comment ça se passait; et j’ai beaucoup ressenti, on m’a fait entrevoir quelque chose qui m’a enrichi sentimentalement. À ce stade, je ne sais pas quoi demander de plus à un roman. Beloved est bien, assurément selon moi, le chef d’œuvre dont j’avais beaucoup entendu parler, un de ces bouquins à lire avant de mourir.

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Extrait du Cincinnati Gazette, 29 janvier 1856 (archives Ohio History)

Beloved (Beloved – 1987)

Toni Morrison / Editions Bourgois, 1989; Editions 10/18, 1993)

traduit par Hortense Chabrier et Sylviane Rué

In the Pines, des Kossoy Sisters (1956)

“Little girl, little girl, where did you sleep last night, not even your mother knows…”

Home, de Toni Morrison

home

Oh Sinnerman, where you gonna run to?

“Ils ont fait pire que des combats de chiens. Ils ont transformé des hommes en chiens.”

Seattle, milieu des années 1950. Frank Money, soldat afro-américain rapatrié à Fort Lawton dès la fin de la Guerre de Corée, rentré indemne, mais hanté par tous les morts qu’il a laissé derrière lui, ne se résout pas à retourner auprès des siens. À Lotus, petit village rural de Géorgie où il a grandi, l’attendent pourtant sa sœur Cee, ainsi que les parents des amis avec lesquels il s’était engagé, compagnons qu’il a vu tomber au combat, croix blanches abandonnées sur de lointains rivages, et qui ne reviendront jamais. Errant dans le quartier central de la grande Rainy City, tentant de s’oublier dans les mirages éphémères de l’alcool, recueilli par une femme aimée qui ne voudra bientôt plus trainer pareille épave, Frank se retrouve définitivement jeté à la rue, lorsqu’il reçoit une missive laconique annonçant que sa sœur, partie depuis vivre à Atlanta, est malade et se meurt. Cette dernière, mariée à un homme volage qui l’a abandonnée dès leur emménagement dans la capitale, avait finalement trouvé un emploi chez un riche médecin Blanc, descendant d’une grande famille qui a beaucoup perdu au sortir de la Guerre de Sécession. Cet étrange docteur aurait-il utilisé Cee comme cobaye pour quelque triste expérience? Le désespoir de Frank se mue alors en terreur à l’idée de perdre sa cadette adorée, sa confidente, celle avec qui il a tout partagé depuis l’enfance. C’est donc pour elle seule qu’il se décidera à reprendre le chemin vers le Sud: pour aller la chercher, et tenter de la ramener chez eux, en leur maison de Lotus.

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A Country Divided: reportage photographique de Gordon Parks dans le Sud rural des années 1950 (photo G. Parks / Life)

Reprendre à rebours la route de l’exode, empruntée par tant de personnes de couleur depuis l’abolition de l’esclavage, s’avère un périple semé d’épreuves pour Frank Money: c’est d’ailleurs sans argent et sans presque aucune ressource qu’il devra d’abord traverser les États du Nord, en cette période de suspicion à l’égard des voyageurs étrangers, alors que le pays s’embrase sous les menaces des partisans du Maccarthysme, de ceux qui voient des traitres communistes partout, même chez leurs vétérans de guerre. Sa médaille militaire ne lui servira pas non plus une fois qu’il sera arrivé dans le Sud: sitôt l’ancienne frontière avec le Dixieland franchie, se déploie l’immense épouvantail Jim Crow des lois de la ségrégation raciale et Frank, Noir parmi les pauvres Noirs et rien d’autre, devra y faire face. Les temps n’ont pas encore changé depuis son départ, et les panneaux signalant White only / Colored only, lentement ternis par les ans, n’ont pas jamais été enlevés. Personne n’aura encore refusé de céder sa place à un passager Blanc dans un bus, et personne n’aura encore chanté les morts solitaires et anonymes de tant de Hattie Carroll.

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A Country Divided: reportage photographique de Gordon Parks dans le Sud rural des années 1950 (photo G. Parks / Life)

Home, court roman d’un peu plus de 140 pages, s’ouvre sur un souvenir d’enfance commun à Frank et Cee. Un jour, alors qu’ils se baladaient dans les champs aux abords de Lotus, ils surprennent un rassemblement d’hommes qui assistent à ce que les gamins voient comme un formidable combat de chevaux; quelques instants plus tard, les inconnus qu’ils épient enterrent un corps à la sauvette. Le sens de cette scène, puissant fil conducteur, mais néanmoins caché tout au long de l’histoire, ne sera révélé qu’à l’ultime fin du livre, alors que les chapitres s’attachent à faire poursuivre les trajectoires éclatées de ces deux âmes qui cherchent à se retrouver, et à retrouver leur foyer. L’on suit avec autant de passion le parcours de Frank, plongé dans cette sombre Amérique en proie à toutes sortes de démons, qui reflètent amèrement les péchés que lui-même a pu commettre alors qu’il portait l’uniforme de soldat U.S en Corée, que le drame plus intime qui aura mené Cee entre les griffes d’un dangereux homme de science. Si peu de pages, et pourtant, une telle intensité se dégage dès les premières lignes du texte. Il suffira parfois d’une seule poignée de mots pour dessiner une image, une métaphore évoquant le sentiment profond qui cherche à transparaitre. On est souvent dans ce silence lourd, captivés par la magie de l’écriture, mais captifs des horreurs quotidiennes subies par la plupart de ces personnages vivant sous l’ère de la ségrégation, spectateurs que nous sommes de toute cette violence, tant physique que morale. Et le mal, cette valeur floue et mouvante, se cache aussi dans les détails, et dans les paysages; ainsi, les terres fertiles de Géorgie, où se trouve Lotus, où se trouve la maison, sont dans le souvenir baignées d’un “soleil malsain”. Et au détour d’une description l’on se rappellera, fugace vision de verdure épanouie nourrie d’explosions de couleurs, les magnolias, les cerisiers, les sycomores ou peupliers: les arbres du Sud portent parfois un fruit étrange.

J’ai donc enfin ouvert une porte vers l’œuvre de Toni Morrison avec cet ouvrage qui m’a beaucoup impressionné. Si je pense être un lecteur plutôt facile et bon public, ça faisait longtemps que je ne m’étais plus laissé surprendre par un point précis dans un bouquin, qui concerne la capacité d’un écrivain à faire comprendre un sentiment qui m’était en l’occurrence totalement étranger. Quand Morrison évoque les troubles qui rongent Frank Money, liés à ses souvenirs de guerre, elle parvient, par petites touches et comme en avançant à tâtons, à désigner le point précis où ce dernier a craqué, et ce qu’il a ressenti pour en arriver là. Bien sûr, on peut imaginer que tout a déjà été dit, et qu’il reste des façons de le dire, je ne sais pas, mais j’ai en tout cas été grandement touché, et totalement conquis par la finesse dramatique déployée par l’auteure. Je continue donc ma découverte et me lance dans son fameux Beloved, dont j’espère parler ici prochainement. En attendant je ne peux que conseiller avec la plus grande ardeur, et sans aucune réserve, cette merveille de petit livre qu’est Home, claque et classique instantané, tout en un!

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Toni Morrison

Home (Home – 2012)

Toni Morrison / Editions Bourgois, 2012; Editions 10-18, 2013

traduit par Christine Laferrière

Sinnerman, de Nina Simone (1965)

“So I run to the river, it was bleedin’
I run to the sea, it was bleedin’
I run to the sea, it was bleedin’
All along dem day…”

Nos disparus, de Tim Gautreaux

nos disparus

Row Row Row your Boat

“Il y avait dans sa vie des disparus qui découpaient d’énormes trous dans le ciel de la nuit…”

Sam Simoneaux, ancien soldat américain, vétéran de la Première Guerre mondiale débarqué en Europe le jour de l’Armistice, et qui n’aura connu là-bas qu’un vaste champ de ruines et de mines à désamorcer, est de retour en Louisiane. En ce début des années 1920, installé à La Nouvelle-Orléans, bientôt marié et père d’un petit garçon qu’une sale maladie lui aura bien vite arraché, il parvient à se faire engager comme responsable d’étage dans un grand magasin de la cité. La roue tourne, cette vaste roue à aubes tantôt le nez au ciel et puis l’instant d’après plongée dans les eaux troubles: la roue tourne, parfois dans tous les sens, aspire et noie sans préférence. Et Sam, qui sera revenu de l’armée affublé du sobriquet de “Lucky”, Sam le chanceux, est bien placé pour le savoir. Le jour où il est témoin de l’enlèvement d’une fillette sur son lieu de travail, il est licencié pour n’avoir rien pu faire. Les parents de la gamine, des musiciens itinérants qui doivent bientôt rejoindre l’Ambassador, un énorme steamboat d’excursion qui s’apprête à remonter le Mississippi pour poursuivre sa croisière de saison, accablent Sam de tous leurs maux, autant qu’ils le pressent de les aider, étant donné qu’il est le seul à avoir entraperçu les ravisseurs. Ce dernier, rongé par la culpabilité, accepte de les suivre en imaginant l’hypothèse que la petite Lily qui, en compagnie de la troupe, chantait souvent sur le bateau pour un public à chaque fois ravi, a peut-être été choisie, suivie depuis les quais avant d’être kidnappée. C’est donc à bord du navire que l’enquête peut débuter, quand Sam accepte le poste de troisième lieutenant, et que les amarres sont larguées…

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Steamboats en partance sur le Mississippi (photo US Library of Congress)

Route liquide et boueuse ouverte vers l’immensité du vieux Sud; remontée direction Bâton-Rouge, Natchez, et vers ces autres ports, caducs à moitié oubliés, croupissant et moisissant lentement au bord de la rivière impétueuse, cap vers la lointaine Saint-Louis avant de faire demi-tour: au fur et à mesure que le bateau poursuit sa trajectoire, accostant et faisant le plein de nouveaux touristes et noceurs, car ces derniers profitent du statut de hors-la-loi d’un navire en cette période de la Prohibition, Sam tente de recueillir quelques maigres indices sur la disparition de l’enfant. Il apprendra enfin qu’une étrange famille, un clan du temps d’avant comme il ne s’en fait plus, est installée dans les bayous le long du fleuve, en la région de Fault, un lieu que personne n’ose approcher, et s’adonne à des trafics douteux. Ces êtres maudits venus d’une époque révolue, cachés dans les forêts marécageuses, hors les cartes, hors les routes et loin de tous les sentiers auraient-ils joué un rôle dans la disparition de Lily? S’ils sont peut-être les exécuteurs d’un odieux contrat, il faudra néanmoins remonter la piste qui mène jusqu’à eux, vers les coupables, et rendre justice à ceux qui sont les victimes des disparus. Au long d’une quête qui rappellera à la mémoire de Sam le souvenir de ses propres parents, massacrés par des brigands de grands chemins, de son enfance d’orphelin, plus que l’esprit de vengeance, c’est le rétablissement de la vérité qui sera la seule façon d’alléger le poids de la mémoire, et de l’écrasante absence.

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Escale dans les bras morts du fleuve (photo realtyBS.com)

Un rythme très particulier parcourt l’ensemble du roman, comme s’il était basé sur un principe de temps et de contretemps. À l’image des orchestres Noirs et Blancs qui tour-à-tour déchainent les passions sur le pont du bateau, à coups de musique jazz frénétique, puis font s’entrelacer les couples pour une brassée de slows, le livre prend ses aises sur des dizaines de pages, laissant dériver l’histoire au gré d’un courant léger, avant que tout ne soit soufflé par le vent dramatique des destinées entrechoquées. Lecteur, il faut ici savoir prendre tranquillement ses quartiers de plaisance, et savourer le voyage. L’Ambassador, majestueux navire d’apparat et de fête, devient un personnage à part entière: les descriptions de ce palais de bois flottant offert à toutes les extravagances, espace magique s’il en est, se mouvant avec grâce sur les flots animés, emportent la narration dans l’entier de son sillage. Seules quelques bribes de chapitres échappent à l’emprise du steamboat, principalement alors que Sam profite des escales de la croisière pour explorer les marécages à la recherche d’indices pouvant mener à retrouver la fillette enlevée. Et ce sont ces passages, marqués par des rencontres inattendues, creusant le fossé entre la grande modernité naissante des années vingt et la sauvagerie larvée, survivante d’un passé sans lois et sans morale, damnation post-western selon mon ressenti, qui m’ont le plus marqué. J’ai eu cette impression de découvrir dans le détail une époque révolue, qui elle-même remontait à la source de ses anciens tourments reniés, une source du mal, ou peut-être de la faute justement, rendue organique et s’épanouissant dans le décor moelleux qui l’entoure. Coordonnant le tout, c’est aussi une puissante réflexion sur la façon possible d’entretenir le souvenir des proches qui nous sont disparus, égarés ou perdus: illuminer quelque peu le trou noir béant qui les a remplacé, cette matière lourde opaque attirant tout vers elle et ne ressortant rien. The truth is marching in, disait le musicien. Allumez les flambeaux, et montez sur le bateau. Nos disparus est un de ces superbes et profonds romans, qui marquera durement, à découvrir avec la lenteur nécessaire aux œuvres qui s’entendent avant de s’écouter. Et du voyage vers ces obscurs rivages, l’on revient changé.

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…Life is but a dream (photo US Army Corps of Engineers)

Nos disparus (The Missing – 2009)

Tim Gautreaux / Editions du Seuil, 2014

Traduit par Marc Amfreville

Our Prayer – Albert Ayler (1967) –

Après The truth is marching in, parades sauvages et prières (païennes)?

Texas Forever, de James Lee Burke

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Remember the Alamo

“On n’a pas le choix, nous autres: on doit rester en mouvement pour pas qu’on nous mette une chaîne à la jambe. Et ça, c’est valable partout. Quand cette révolution sera terminée, le Texas sera comme n’importe quel État des États-Unis. Il y aura une loi pour tout et une paire de menottes pour aller avec.”

Louisiane, milieu des années 1830. Son Holland, gamin descendu de ses lointaines montagnes du Cumberland, Tennessee, en quête de sa bonne fortune, n’aura décidément pas eu l’occasion de goûter aux charmes de la Big Easy: sitôt arrivé à La Nouvelle-Orléans, “ce reste d’Europe où des hommes qui ne parlaient même pas l’anglais s’en mettaient plein les poches en spéculant sur le coton”, il est arrêté par des officiers de police français et, pour un vol qu’il n’a pas commis, condamné à 10 ans d’emprisonnement dans un camp pénitentiaire perdu au fin fond d’un bayou, tenu d’une main de fer par les frères Emile et Alcide Landry. Ne rêvant que de s’échapper, il se lie bientôt d’amitié avec un autre détenu, Hugh Allison, ancien brigand, briscard, aventurier coincé à vie dans cet enfer; ce dernier prend Son sous son aile, et lui promet qu’ils s’enfuiront dès qu’une occasion se présentera. Un jour, alors qu’ils triment au labeur sous la seule surveillance de l’un des frères Landry, ils blessent gravement leur gardien par mégarde. Décidant que cet accident sera leur seule chance de reprendre leur liberté, ils achèvent la besogne en tuant Alcide, puis volent son cheval et prennent la fuite, direction plein ouest. Là-bas, au-delà de la Sabine River, s’étend le pays du Texas, terre revendiquée par le Mexique, où les américains et ceux des États de l’Union ne devraient plus pouvoir les rattraper.

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La Sabine River, frontière entre la Louisiane et le Texas (photo toledo-bend)

Une fois la frontière traversée, Son et Hugh rencontrent une petite tribu d’Indiens Choctaws, qui va les héberger pour quelques temps. Ceux-ci, des nomades commerçants, qui auront vite fait de leur échanger une squaw contre quelques objets, leur apprennent que la région traverse une période de grands troubles; les voyageurs avec qui ils marchandent ne sont plus que des soldats, mexicains ou texians, des anglos venus agrandir les rangs de l’une ou l’autre armée, alors qu’une guerre semble se préparer. Les fermiers américains venus coloniser le Texas avaient toujours été plus ou moins tolérés par l’autorité du Mexique, qui y trouvait son compte au vu du nécessaire besoin de peupler les terres, de “civiliser” le territoire contre les hordes sauvages de Comanches et d’Apaches. Mais aujourd’hui, les étrangers se sont regroupés, et manifestent clairement leur volonté de s’emparer du Texas, pour en faire une république indépendante. Sous les ordres du général Sam Houston, de Jim Bowie ou de Davy Crockett, les miliciens en armes n’attendent qu’un seul prétexte pour se lancer dans le combat. Alors que les deux échappés découvrent que leur tête à été mise à prix, et que des chasseurs de primes sont à leur trousses, ils n’ont bientôt plus d’autre choix que de tenter de rejoindre l’un ou l’autre de ces bataillons. S’ils parviennent à retrouver la trace de Jim Bowie, que Hugh a bien connu dans sa tumultueuse jeunesse, ils seront peut-être finalement protégés par les événements qui se profilent. On dit que Bowie et ses hommes se sont emparés de la ville de Bexar (l’ancienne San Antonio), et qu’ils ont fait de la petite mission d’Alamo une forteresse improvisée. Dernière lueur dans la nuit de leur fuite éperdue, c’est donc là-bas, à Fort Alamo, que Son et Hugh, maintenant accompagnés de Sana l’Indienne taciturne, iront peut-être trouver leur salut.

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Fort Alamo, autour de 1850 (photographe inconnu)

Texas Forever, dont le titre français rappelle l’exclamation que prononçait Sam Houston lorsqu’il engageait des hommes dans son armée, est d’abord un excellent western, au rythme soutenu et aux personnages hauts en couleur, reposant principalement sur l’opposition complémentaire entre les deux principaux caractères que sont Son Holland, sorte de kid droit et parfois très maladroit, et Hugh Allison, le vieux loup rusé qui a déjà tout vu, potache, foireur mais bon compagnon. Leur cavalcade impose donc l’avancée rapide de l’intrigue, respectant l’esprit du roman d’aventures, et suffit à elle seule à susciter une grande part de l’intérêt de lecture. En un mot, c’est un bouquin qui se dévore. Ajouté à cela, c’est tout le contexte historique, soit la mise en valeur d’un événement aussi important et fascinant de l’Histoire américaine, qui rend l’expérience vraiment jouissive. La guerre d’indépendance du Texas, et surtout Fort Alamo, c’est l’un des mythes qui a nourri les fondations d’une nation, c’est le drame, devenu légende, qui s’inscrit dans les gènes et qui fait dire “Souvenez-vous d’Alamo”, en guise de représailles, pour la victoire définitive, ou en mémoire des combattants perdus érigés en héros, autant qu’il rappelle, sentimentalement, nos bons souvenirs de spectateurs ou de lecteurs amoureux de la culture populaire. Symbole, mémorial, et récit. J’ai lu quelque part – il faudrait que je retrouve – que les États-Unis avaient été capables de créer leur propre mythologie, au regard pourtant de si peu de temps dans l’Histoire: pays aux sangs neufs, nourri de tant de cultures autant que débarrassé des images des lointains passés. Nouveaux mythes de la Frontière, mythes de la Conquête, figures héroïques ou damnées sur lesquelles une nouvelle Histoire est née, passée dans l’inconscient collectif, grâce aux récits et aux symboles justement. Et l’image de cette petite forteresse, résistant vaillamment aux assauts, face aux lugubres sons des trompettes ennemies, en fait incontestablement partie. Texas Forever, sorte de one-shot dans la bibliographie de James Lee Burke, qui se consacre plutôt aux policiers contemporains avec sa série des Dave Robicheaux, est une de ces merveilleuses petites pépites, sorties de nulle part, à découvrir de toute urgence car c’est un vrai plaisir.

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James Lee Burke (crédits photos inconnus de moi)

Texas Forever ( Two for Texas -1989)

James Lee Burke / Editions Rivages, 2013; Editions Rivages poche, 2014

traduit par Olivier Deparis

The Goddam Gallows: 7 Devils (2011)

Ma fabuleuse enfance dans l’Amérique des années 1950, de Bill Bryson

ma fabuleuse enfance

The Kids Are Alright

“Chaque semaine apportait son lot de révélations excitantes sur les derniers progrès destinés à rendre les choses toujours plus rapides, plus pratiques. La peur du ridicule ne nous empêchait jamais d’essayer une nouveauté. “Le courrier distribué par missiles téléguidés”, titrait le Des Moines Register avec un enthousiasme et une fierté non dissimulés le matin du 8 juin 1959, après que les services postaux américains avaient lancé un missile Regulus chargé de trois mille lettres (tarif prioritaire) depuis un sous-marin de l’Atlantique jusqu’à la base aérienne de Mayport, en Floride, cent soixante kilomètres plus loin. Bientôt, nous assurait cet article, des roquettes postales sillonneraient le ciel de notre nation. […] En réalité, on n’en entendit plus jamais parler. Peut-être quelqu’un s’était-il avisé que les missiles risquaient d’avoir une fâcheuse tendance à rater leur cible et à s’écraser sur les toits des usines ou des hôpitaux, voire même à exploser en vol ou à dégommer quelques avions au passage, sans compter que chaque lancement coûterait des dizaines de milliers de dollars pour distribuer une cargaison d’une valeur maximum de cent vingt dollars selon les tarifs postaux en vigueur. Le fait est que la distribution de courrier par missile n’était pas réaliste pour deux sous et que chaque cent du million de dollars dépensé à titre d’essai était jeté par la fenêtre. Mais peu importe; l’essentiel était de savoir que nous pouvions envoyer du courrier par missile si ça nous chantait. Après tout, c’était l’époque où tous les rêves étaient permis!”

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Le missile postal Regulus, 1959 (photo US mailing center)

Une anecdote, parmi tant d’autres, tirée de ce magnifique recueil des souvenirs de jeunesse du génial Bill Bryson. Né en 1951 à Des Moines, Iowa, celui-ci a grandi au sein d’une famille middle-class, issue de cette Amérique où tout semblait à nouveau possible. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que les cartes à l’échelle du globe étaient encore une fois redessinées, et que se traceraient bientôt d’une forme plus précise les contours de deux blocs idéologiques bien distincts, bien que larvés en l’idée d’une bien Froide Guerre, guerre des nerfs avant tout, cette Amérique bénie de dieu – God bless America – se découvrait une passion sans fin pour la consommation de masse et la technologie. Les industries organisées et mises en branle lors de l’effort de guerre se recyclaient à merveille pour servir à l’usage du business émergent: automobiles, supermarchés, télévisions, équipements domestiques, infrastructures urbaines, et même bunkers privatifs: tout fut rendu pour être désirable, extraordinaire, sinon nécessaire. Mais au-delà du simple constat, ce qui donne toute sa force à ces mémoires, c’est qu’il s’agit du petit Billy the Kid Bryson qui les raconte, qui se souvient de ses dix premières années et qui rend compte de la ferveur, enfantine bien sûr, démesurée souvent, face à la sensation d’avancer dans ce futur où tout est imaginable. Aucun homme n’est encore allé dans l’espace? Qu’à cela ne tienne, on nous promet des colonies sur la lune pour bientôt, et c’est juré, c’est dans tous les journaux! Les voitures encombrent-elles les nœuds de sortie des highway? On travaille à mettre au point les premières autos volantes, et la télé dit que c’est pour l’année prochaine! L’avancée de ces technologies, pour le commun des mortels consuméristes, ne se traduit pourtant plutôt que par des petits tricks étranges, qui, autant que marquant l’époque, témoignent du décalage entre ce qu’est le monde que l’on connait et sa propre genèse: à l’image de ce missile postal avorté, la mayonnaise en spray aura bien vite tourné… Mais qu’importe l’ivresse, pourvu qu’il y ait le flacon, brandé bien sûr.

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Atomic City (photo Tom Hollyman / Fine art america)

Un témoignage parfois doux-amer, mais toujours empli de cet humour désopilant propre à Bryson, capable de nous emmener par des chemins détournés vers des lieux, et bien, disons, insensés; mines d’informations revues et corrigées, propres à sourire, à s’émerveiller, ou parfois à s’indigner la moindre. On passe toujours un bon moment avec ses bouquins, et c’est souvent comme si c’était un ami qui nous racontait ses souvenirs au coin d’une table de fin de soirée. Il veut nous faire marrer le bougre, passer un bon moment, et on ne retient pas souvent la profondeur des images qu’il évoque: coincée sous l’humour nonchalant de ce nouvel anglais exilé à Durham, c’est une foule sentimentale bigarrée, grimée pour le carnaval des pages à dévorer que l’on rencontre. Ici, alors que nous sommes plongés dans les glorieuses fifties, on pense d’abord au premier volet de Retour vers le futur, mâtiné d’un épisode des Jetsons, avant de ne se rendre compte qu’il est sincère quand il entend qu’il regrette ce monde d’alors, que l’on ne reverra plus. Alors que nous ne rêvons plus de voyages dans l’espace, sinon à travers les films et la fiction, et qu’il faut justifier ces rêves de fiction par des algorithmes interminables, alors que nous ne rêvons plus tant du futur impossible; alors qu’aujourd’hui tout nous semble déjà exister, et même être, dramatiquement, directement accessible dans cette existence; je me demande aussi. Est-ce que ce n’était pas mieux avant? Est-ce que ce n’était pas mieux avant, quand j’étais gamin? Ça semblait peut-être en tout cas plus logique. C’est peut-être cela une part du message que Bryson veut nous faire passer, voir une partie du monde avec les yeux d’un enfant. Et ça peut faire du bien…

atomic kids

…ou pas? (sources photo inconnues de moi)

Ma fabuleuse enfance dans l’Amérique des années 1950 ( The Life and Times of the Thunderbolt Kid – 2006)

Bill Bryson / Editions Payot 2009; Editions Payot poche 2010

Traduit par Julie Sibony

The Shirelles – Mama said (1961)

“Mama said there’ll be days like this
There’ll be days like this mama said…”

Une saison de coton: trois familles de métayers, de James Agee – photographies de Walker Evans

saison de coton

They Shoot Horses, Don’t They?

“Alignez-les sur le porche de leur maison, corps archaïques enguenillés, corps de fermiers. Alignez-les contre le bois au grain épais de leurs abris en trois frises grossières, et voyez un à un qui ils sont: les Tingle, les Fields, les Burroughs.”

Été 1936: James Agee, alors rédacteur pour le magazine Fortune, est envoyé en reportage dans la campagne de l’Alabama, afin d’écrire un article sur la vie quotidienne des fermiers du Sud. À sa demande, il est accompagné de son ami le photographe Walker Evans; ensemble, ils vont passer quelques huit semaines à sillonner le comté rural de Hale, au cœur de la Cotton Belt. Si le système économique esclavagiste a disparu depuis plus de 70 ans, soit depuis une à deux générations, ce qu’ils découvrent et mettent à jour en constitue comme une suite tragique: la classe dirigeante des propriétaires de champs de coton, petit groupe qui possède encore toutes les terres, a mis en place une organisation de location des parcelles. Les fermiers, ceux qu’Agee et Evans sont venus rencontrer, ce sont finalement tous des métayers, des locataires, qui entretiennent les cultures contre le droit de vivre sur place, et rendent en échange à leurs “maitres” la moitié du fruit de leurs efforts. Et ces efforts ne se transforment jamais en argent, en richesse ou en même en maigres économies: le peu du bénéfice récolté ne servira pour eux qu’à préparer leur survivance à une saison de plus. Il s’agirait d’un “Mélange vertigineux de féodalisme et de capitalisme tardif“, selon les mots employés par Agee, définissant et dénonçant les rouages de la structure économique et sociale du Sud.

En ces années de la Grande Dépression, alors que le désastre écologique du Dust Bowl souffle sa poussière de rouille jusqu’en plein Dixieland, les mesures de Roosevelt et de son New Deal semblent ne pas exister en ce lieu oublié, ou même aller contre l’intérêt de ses supposés bénéficiaires. Ainsi, les nouvelles réglementations contraignant la vénérable et sacrée loi du Homestead Act, qui encourageait le peuplement de zones peu habitées et qui permettait à chaque famille de s’établir et de revendiquer une propriété privée si elle n’était pas occupée, combinées au climat désastreux de la crise ambiante, empêchent les métayers de toute idée d’abandon ou de fuite; sinon prendre le chemin de l’exode vers les grandes villes, ils n’ont aucun espoir d’améliorer leurs conditions de vie en s’en allant ailleurs. Les aides proposées par le gouvernement, quelques subsides et allocations, ne leur sont pas offertes car ils ne sont pas propriétaires, et de plus, bien qu’ils chôment six mois par an, rythme des récoltes oblige, ils possèdent malgré tout un emploi. On gratte la couche du vernis folklorique lentement; le dénuement dans lequel ils sont plongés, cette pauvreté sordide, cet isolement culturel, social, sentimental, moral, confine bientôt à l’écœurement.

burroughs and Tingle children

Floyd Burroughs et les enfants Tingle (photo Walker Evans, 1936)

Fidèle à sa mission de journaliste, James Agee propose un véritable documentaire sur le quotidien des métayers. Pour cela, il s’est rapproché de trois familles, des Blancs, précise-t-il: les Burroughs, les Fields et les Tingle, avec lesquels il partagera la vie pendant deux mois. Il annonce bien en préambule qu’il ne s’agit pas des métayers qu’il estime comme les plus désespérés, mais de personnes dans la norme moyenne de ce que ces gens dans ces conditions peuvent endurer. Chacune de ces familles est installée dans une cabane bricolée aux abords des champs qu’ils entretiennent; les enfants sont partout nombreux, une dizaine par habitation, et sont très jeunes utilisés comme aides au travail agricole. Les pères de 35 ans sont déjà usés, et, pareils à leurs vêtements déchirés et rapiécés, semblent broyés par une énorme machine qu’ils ont renoncé à comprendre et à remettre en doute. Fidèles à leurs côtés, ce sont leurs femmes dociles et fatiguées, certaines déjà défigurées, portant les stigmates d’une vie de labeur, d’enfantements dans la douleur et parfois dans la peine du deuil, de la fatalité, entretenant comme elles le peuvent le misérable foyer. Le regard d’Agee, tel celui d’Evans et de ses photographies, acéré au possible n’est pourtant jamais bassement voyeur: le chapitrage de son article est découpé selon les grands points qui tendent à définir ses sujets d’observation: travail, nourriture, vêtements, éducation, santé, loisirs, etc.; et si les tristes exemples démontrant les carences et le dénuement environnant abondent, en un effet qui chercherait peut-être à indigner le lecteur contemporain, ils seront mis en avant d’abord pour dénoncer la sournoise perversité d’un système qui est parvenu à totalement asservir ceux qui s’y sont pliés. Tout en restant pour la plupart du temps méthodique dans ses recherches, et plutôt froid, en tout cas distant, dans la portrait qu’il réalise de ses hôtes, il parvient quand-même à rendre ce qui restera comme un vibrant hommage rendu, à ces hommes et ces femmes de l’ombre, de la crise, de l’envers même du Rêve Américain.

floy burroughs   allie mae burroughs

Floyd Burroughs et l’une de ses filles // Allie Mae Burroughs, femme de Floyd (photo Walker Evans, 1936)

Bon, l’article que James Agee a présenté à son rédacteur en chef de Fortune n’a jamais été publié. L’excuse du refus n’a jamais été mentionnée; serait-ce qu’en cette époque où l’on cherchait un nouveau souffle, et s’exprimant envers les leaders et les chefs d’entreprises du lectorat habituel l’on préférait ne pas faire tache, et évoquer plutôt les bénéfices d’une nouvelle économie, envers et contre tout tendant vers le progrès? La matière journalistique de cette mission aura en tout cas servi à ce que naisse, quelques années plus tard, en 1941, l’autre livre documentaire d’Agee et d’Evans, et celui pour lequel ils sont restés fameux, monument autant de la littérature underground que des classiques du XXe siècle, Louons maintenant les grands hommes, qui reprend l’enquête menée sous une forme plus romanesque, poétique et élégiaque. Le texte brut qui les a inspiré, celui qui leur a fait vivre, et ressentir pleinement cette Saison de coton, saison partagée avec les plus humbles de leurs concitoyens, c’est cet article même, qui a croupi dans les archives d’Agee jusqu’en l’an 2003, jusqu’à ce que les chercheurs du trust ne remettent la main dessus, planquée sous des tonnes de papiers. Alors oui, l’article parle d’un monde fini, d’un monde du temps d’avant: les enfants des Burroughs, des Fields et des Tingle, s’éloignant toujours plus de leurs parents, connaitront les invraisemblables temps de guerres à travers le monde, ainsi l’économie prodigieuse et dangereuse qui la maintient; et puis celle d’après, qui tendra vers l’ouverture des marchés à la consommation de masse: les achats de réfrigérateurs, de téléviseurs et d’automobiles à outrance. Alors oui, ce texte parle d’un monde aboli, d’un monde vu comme une anomalie, disparu dans les revers obscurs de l’histoire. Mais l’un de ses grands points d’intérêt, d’abord, est de remettre en texte et en contexte le rapport que nous éprouvons avec les magnifiques et puissantes photographies de Walker Evans. Si celles-ci, connues de tous, nous ramènent à l’image décalée d’une époque révolue (et parfois fantasmée), elles sont enfin agrémentées d’une légende qui peut être aussi forte que l’illustration, d’une écriture qui les renvoie à l’élément soupape d’une réalité tangible; et c’est tout l’art de James Agee, narrateur impeccable, conteur et parfois poète, qui donne le véritable sens à la métaphore d’une pose en noir et blanc. Le mot devient ainsi l’élément, l’outil qui participe, et construit la forme. Le regard peut d’ailleurs être vu dans les deux sens, génie de deux artistes au plus fort de l’expression de leur ressenti. Bientôt un siècle de décalage entre cet article et le temps présent: que pourrait-on encore en retirer? À part la découverte d’un univers obscur planqué au cœur de notre fantasmagorie, de notre désir de réussite malgré les événements, les éléments, et la fatalité, ce concept si proche au cœur de l’esprit du bloc démocratique occidental duquel nous sommes issus? C’est peut-être que parfois, après les champs de conscience que nous élaborons, après les rêves et les espoirs, juste avant la fin des forêts sauvages et de l’indicible, de l’impossible, nous sommes nous-mêmes capables d’apercevoir, au-delà, l’arpent qui marque la fin de notre territoire. Parfois l’on voit la fin et les limites de ce que l’on pense maitriser, de ce qui nous semble normal et avec lequel l’on peut vivre, ce mur étrange de banalité qui renvoie le simple panneau stop, no pasaran, no way, ou get the hell out of here. Parfois sur ce panneau il est simplement écrit work for food. À qui ce panneau est-il adressé? Et à quel moment de l’histoire ce panneau nous sera-t-il destiné? Une saison de coton est un grand texte, c’est un texte bouleversant, à découvrir avec le cœur et avec les tripes.

agee

James Agee (photographie et date inconnues de moi)

Une saison de coton: trois familles de métayers ( Cotton Tenants: Tree Families – 1936)

James Agee; photographies de Walker Evans / Editions Christian Bourgois, 2014

Agnostic Mountain Gospel Choir: Rainstorms in my knees (2008)

“I’ve been losing the leaves in my tree

I look in the mirror and it ain’t me

I’ve been feeling rainstorms in my knees…”

Un arrière-goût de rouille, de Philipp Meyer

un arrière-goût de rouille

Requiem for an American Dream

“La population de la vallée avait recommencé à augmenter mais les revenus baissaient toujours, les budgets diminuaient et les infrastructures n’avaient fait l’objet d’aucun investissement depuis des lustres. Ils avaient les moyens d’une petite ville mais les problèmes d’une grande. Comme disait Ho, on approchait du point de non-retour. Sauf peut-être Charleroi et Mon City, presque toutes les autres villes de la vallée l’avaient franchi et c’en était fini. La semaine précédente, un type s’était fait descendre en plein jour à Monessen. C’était partout pareil; et les jeunes, la façon dont la plupart se résignaient à l’absence d’avenir, c’était comme de regarder s’éteindre des étincelles dans la nuit.”

En la petite ville de Buell, Pennsylvanie, en ces premières années du XXIe siècle: les usines d’acier, qui faisaient la fierté de la région, fleurons de l’industrie d’un pays alors en perpétuelle construction, et d’où sont sortis les matériaux qui ont permis l’avancée des lignes de chemin de fer, la réalisation du Golden Gate Bridge, du Hoover Dam, de l’Empire State Building et de tant d’autres monuments emblématiques de la civilisation américaine, ont maintenant toutes fermé leurs portes. Faillites, délocalisations; à l’image de tous ces bâtiments laissés à l’abandon, c’est la contrée entière qui semble agoniser lentement, et ceux qui n’ont pas fui la zone sinistrée survivent grâce à quelques allocations et à la débrouillardise des plans sans lendemain. Isaac English et Billy Poe, deux de ces gamins de Buell, fils de prolétaires qui souhaitaient leur offrir un avenir meilleur, qui auraient pu partir comme d’autres de leurs camarades trouver un job au Michigan ou étudier dans de lointaines universités, ont pourtant choisi de rester; le premier pour s’occuper de son père malade, et le second car il craignait simplement d’échouer. À 20 ans, privés d’avenir, ils décident pourtant de s’enfuir, et Isaac dérobe toutes les économies de la famille, soit quelques 4’000 dollars, avec pour projet de rejoindre la Californie par les petits sentiers. Au terme du premier jour de leur escapade, ils choisissent de camper dans les ruines d’une aciérie. Mal leur en prend, car ils se retrouvent sur le territoire d’un groupe de vagabonds, hobos hostiles qui s’attaquent bientôt à eux. Dans la rixe qui s’ensuit, Isaac balance un outil métallique à la tête de l’un de ses assaillants, et le tue sur le coup. Pris de panique, les deux amis se sauvent et rentrent chez leurs parents. Le lendemain du drame, ils apprennent que la police est déjà sur le coup, et qu’un faisceau d’évidences, d’objets oubliés sur place, les désignent comme suspects…

Isaac, convaincu d’être rapidement identifié, embarque dans le premier train venu, muni de son précieux petit pactole: direction le grand nulle part, et le plus loin possible. Billy ne se résout pas à quitter Buell, et tente de jouer profil bas, feignant d’ignorer qu’il pourrait lui-même être accusé de meurtre. Mais l’étau se resserre rapidement, et la justice aux prises avec une incontrôlable montée de l’insécurité et de la violence dans le comté voudra faire de ce fait divers un exemple. Même le shérif Harris, ami de la famille et amant de longue date de sa mère, ne pourra empêcher l’inculpation, puis l’emprisonnement. Livré à lui-même, jeté dans l’une des pires prisons que l’on puisse imaginer, se sentira-t-il encore incapable de trahir, et de dénoncer son ami, qui l’a pourtant abandonné? Lorsque l’on a perdu plus que le peu de choses que l’on avait, que reste-t-il à mettre en jeu, sinon son propre honneur?

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Ruines de la Bethlehem Steel Company, Pennsylvanie (photo rhruins.blogspot)

Un arrière-goût de rouille commence comme un excellent roman noir classique, ambiance rurale crépusculaire, envers du rêve, proche du premier livre de Ron Rash ou des nouvelles de Chris Offutt – et si d’ailleurs vous n’avez pas tant apprécié le Goat Moutain de David Vann, qui aborde lui aussi la thématique du crime commis par instinct, celui-ci devrait vous convaincre plus facilement. Les chapitres sont découpés en cadrant sur les différents protagonistes de l’histoire: Isaac et Billy bien sûr; mais aussi le shérif Harris, homme ambigu à la morale évoluant selon sa notion personnelle de la justice; Grace, la mère de Billy, femme mal-aimée qui se sent littéralement moisir dans son mobile-home décati; et puis encore Lee, la sœur d’Isaac, qui elle a quitté bien tôt le foyer pour s’en aller réussir sa vie à New York, réussite dont seules les apparences entretenues permettent de témoigner. Mais au-delà du pur polar choral enchainant les récits, genre qui compose la charnière de l’ouvrage et dont la forme impose le rythme, c’est tout le décor présenté, dans toute sa terrible logique, en un sens historique, qui déborde du cadre, dynamite la simple narration et l’explose complètement. Philipp Meyer aborde ici l’idée de la fin d’un certain rêve américain, tel que l’on vécu ceux qui y ont participé ou qui en descendent, ceux qui ont rejoint les usines et qui ont cru pour eux et leurs enfants au rêve de prospérité du made in america, avant que tout ne soit perdu, dilapidé par les conseils d’administration, les politiques, les investisseurs, ou la fatalité. Le paysage dans lequel évoluent les personnages aux espoirs envolés d’Un arrière-goût de rouille est une ruine immense à ciel ouvert: bâtiments effondrés et rongés, gangrenés, et où paradoxalement la nature reprend ses droits, dans la plus parfaite et luxuriante anarchie; villes vidées de leurs habitants, démembrées et défigurées, ghost-towns à venir rappelant les images d’anciennes ruées, avortées, figées à l’agonie dans le temps nostalgique d’un éternel et formidable passé, âge d’or fantasmé, s’il a un jour existé.

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 Une autre Buell: ville de Braddock, Pennsylvanie (photo lowsunofwinter / panoramio.com)

C’est Le Fils, prodigieux second roman de Philipp Meyer, qui m’a fait découvrir cet ouvrage. Dans un entretien qu’il a donné cet été, il a expliqué qu’après avoir évoqué la fin du rêve américain pour la classe ouvrière, il a cherché à creuser les origines de ce mythe. Je suis donc allé dans l’autre sens, et après avoir été époustouflé par la fresque somptueuse du Fils, qui couvre deux cents ans d’Histoire des États-Unis, je me suis embarqué les yeux fermés dans Un arrière-goût de rouille, petit chef-d’œuvre caché, tellement riche et à la mécanique secrète si bien huilée. Une grande part du génie de cet auteur se trouve déjà dans cette première publication: le souci de la véracité historique, la générosité dans l’écriture romanesque, qui trouve autant de souffle dans les parties introspectives que dans ce qui peut être considéré comme de l’action pure (et souvent dure), l’art de “photographier” un paysage et de le rendre vivant, organique et parfois dévorant, en quelques phrases seulement. Il faut aussi parler de la finesse déployée dans la création des ses personnages, tous très complexes, attachants, vivants, et notamment dans la création de puissants caractères féminins. Meyer possède un art de conteur inédit, autant qu’il est capable de proposer comme des synthèses des littératures de ses contemporains, dont on peut retrouver des échos au fil des pages. J’ai tout à apprendre et je ne suis qu’un modeste explorateur ici dedans, mais j’ai l’impression que je serais passé à côté de quelque chose si je n’avais pas lu ses deux romans. Philipp Meyer figure dorénavant au panthéon de mes écrivains favoris (à court d’arguments, je l’ai même traité de “dieu” une fois devant une amie, mais j’ignore si elle m’a cru); en tout cas je n’aurai de cesse de clamer haut et fort que ses bouquins sont absolument géniaux. Et vivement le troisième, nom d’un petit cheval!

Un arrière-goût de rouille ( American Rust – 2009)

Philipp Meyer / Editions Denoël, 2010; Editions Folio Policier poche, 2012

traduit par Sarah Gurcel

13 times, de 2nd St. Rag Stompers (2012):

When I travel this wild world alone…